LA SIGNIFICATION SOCIALE DE L'ARGENT (V. A. Zelizer)
La traduction de The Social Meaning of Money, publié aux États-Unis en 1994 (coll. Liber, Seuil, 2005), permet au public francophone d'accéder directement à ce qui est devenu un « classique » de la nouvelle sociologie économique américaine, consacré à la question, centrale en cette période de « marchandisation » généralisée, des usages sociaux de l'argent.
On trouve tout d'abord dans l'ouvrage de Viviana A. Zelizer une contribution à la critique de la conception dominante de la monnaie, qui voit dans celle-ci un instrument universel des échanges. L'usage croissant de la monnaie tendrait à dissoudre les liens sociaux dans les « eaux froides du calcul égoïste », selon l'expression de Karl Marx. Ce dernier a contribué à hypostasier le rôle universalisant de l'argent (en particulier Le Capital), tout comme après lui Georg Simmel (Philosophie de l'argent, 1900) : pour Viviana Zelizer, la diffusion des moyens monétaires s'accompagne au contraire d'une capacité accrue des acteurs sociaux à différencier, étiqueter, personnaliser différentes formes de monnaies qu'ils ne cessent de faire exister en dépit des fonctions officielles qui sont dévolues à l'argent dans la société capitaliste développée. À la monnaie unificatrice et standardisatrice des théories économiques de toutes sortes, elle oppose ainsi, en anthropologue et historienne particulièrement attentive à la diversité sociale, les monnaies multiples, résultant d'un ensemble de procédés par lesquels les pratiques monétaires sont insérées dans des liens interpersonnels et définies par des usages sociaux multidimensionnels. De nombreux exemples, tirés de l'histoire américaine de la fin du xixe et du début du xxe siècle, ont pour fonction d'attirer l'attention sur les spécificités de pratiques monétaires maintenues voire développées en dépit de leur apparent archaïsme au regard de la vision contemporaine dominante. Parmi les plus intéressants, signalons les enjeux relatifs au partage de l'argent au sein du couple, de plus en plus largement débattu dans les cercles féminins au début du xxe siècle : de micro-luttes sociales domestiques mettent en cause le pouvoir masculin d'affecter les sommes et de contrôler le volume des dépenses au sein du ménage.
Cet ouvrage est aussi, en effet, une plongée surprenante et parfois amusante dans l'histoire de la monétarisation des pratiques sociales et plus encore de la « socialisation » de la monnaie aux États-Unis, de 1870 à 1930. À travers une analyse des débats publics de l'époque, accessibles grâce à la presse et à divers ouvrages et guides pratiques, Viviana Zelizer fait resurgir les divers enjeux associés, à différents moments, à la gestion du budget domestique, à la pratique des dons, au contrôle de l'argent distribué aux pauvres « incompétents » : enjeux touchant aux rapports de genre, aux relations à l'État, à la justice et au savoir. Elle montre bien que l'argent est investi en permanence d'un faisceau complexe de déterminations symboliques (qu'elle regroupe sous la notion de « marquage ») qui vont bien au-delà des seules fonctions explicites de la monnaie : qu'il s'agisse du pourboire ou des étrennes des gardiens d'immeubles, en passant par l'argent de poche des enfants et des « femmes inactives », des « bons alimentaires » et les diverses formes de valorisation morale de l'argent en fonction de sa provenance (l'argent mal acquis « brûle les doigts »), ces constructions symboliques multiples limitent aujourd'hui encore les effets niveleurs et dépersonnalisants de la monétarisation. Tout se passe donc comme si la modernité monétaire s'accompagnait d'une personnalisation accrue des usages qui fait contrepoids à l'universalisation et à la généralisation d'échanges apparemment « anonymes » décrits par les théoriciens du capitalisme.[...]
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Écrit par
- Frédéric LEBARON : professeur de sociologie à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
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