LA SORCIÈRE (M. NDiaye)
Au foyer, les femmes ! Aux fourneaux, aux chaudrons, aux bouillons qui transforment les princes en crapauds, au marc de café où se mire le futur. Dans les cuisines ancestrales, elles mitonnent encore leurs vengeances, ajustent leurs doubles vues et se les passent de mère en fille... pour survivre. Lotissement, province, classes moyennes : tel est le décor de La Sorcière, de Marie NDiaye (éd. de Minuit, Paris, 1996). Lucie, femme de bonne volonté, cherche à relever sa famille en ruine. Son mari, Pierrot, performant et dynamique vendeur de vacances exotiques au Garden Club, s'enfuit chez sa mère puis s'installe parmi les nombreux rejetons d'une compagne peu reluisante. Il emploie pour les nourrir l'argent du beau-père, lui-même séparé d'une irréprochable épouse, séducteur aux cheveux teints qui sera bientôt accusé de malversations. Les filles jumelles de Pierrot et Lucie, Maud et Lise, âgées de douze ans, se gavent, en consommatrices sans remords, en jouisseuses innocentes, de feuilletons et de chips.
Lorsque chacun veut devenir ce qu'il n'est pas, Lucie s'acharne, à l'instar des femmes raisonnables – sa mère et sa belle-mère –, à sauver l'ordre et l'amour, et s'épuise en démarches humiliantes. Peine perdue ? Pas tout à fait. Des forces occultes veillent. De génération en génération, les femmes ont pleuré des larmes de sang pour pénétrer les ténèbres du passé et les arcanes de l'avenir, pour transgresser les lois naturelles et celles des hommes. Si la mère de Lucie, positive et rangée, à peine arrachée à l'illettrisme originel, considère longtemps le « don » comme une survivance archaïque, sa fille, d'abord incertaine et qui ne parvient en fait de divination qu'à des visions parcellaires, décide enfin d'initier ses filles : elles s'exécutent sans enthousiasme.
Ce sont les cruelles métamorphoses opérées par la vie moderne et les médias qui déterminent cette fois les transformations extranaturelles. À la mutation de Pierrot, père efficace et surmené, en fuyard et semi-clochard phagocyté par une famille hurlante répond l'envol des filles que leurs propres incantations transforment en corneilles. Elles planent désormais au-dessus de la mêlée sordide. Le père de Lucie finit son existence en escargot, enfermé dans sa vraie forme spirituelle par une ex-épouse excédée.
Aux envoûtantes sorcières des médias on peut aussi rattacher la mue de Lili, belle-sœur de Lucie. Naguère adolescente rechignée, elle devient une jeune femme obèse et rayonnante, à l'hédonisme impitoyable. De même nature semble le personnage le plus terrifiant de l'œuvre, Isabelle. Primaire, obtuse et toute-puissante, c'est la reine du lotissement. Elle abandonne son mari, met son fils en pension, et lorsque Lucie, désaxée, la retrouve, elle dirige une luxueuse « Université féminine de la santé spirituelle ». Point de puissances ésotériques : une manipulation cynique de la crédulité, de la nullité ambiantes. Elle emploie maintenant Lucie, qui s'agrège au corps minable des nouveaux « professeurs », femmes battues séparées de leurs maris et de leurs fils. Le sort veut que la vraie sorcière, lassée de pleurer des larmes de sang pour complaire aux jeunes bourgeoises, leur mente délibérément jusqu'à ce que celles-ci se plaignent et la fassent arrêter. Inversion des mondes. Parmi les faux-semblants, les vrais mensonges de l'Université féminine, on ne flétrit que la magicienne authentique.
Marie NDiaye a plus d'une corneille et d'un escargot dans son sac. Elle les produit avec tant de naturel, de grâce et de vraisemblance que nous en restons médusés. Parfaite symbiose entre le normal et le paranormal. On mesure les progrès accomplis depuis En Famille, un récit plein de talent certes, mais bavard et sous influence. On songe ici[...]
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Écrit par
- Françoise BETTENFELD : Professeur agrégé de Lettres modernes, collaboratrice à la N.R.F.
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