LA STUPEUR (A. Appelfeld) Fiche de lecture
Paru en 2017, La Stupeur (traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 2022) est l’avant-dernier roman écrit par Aharon Appelfeld (1932-2018).
Sa trame est des plus linéaires, comme peut l’être celle d’un conte, dont il a certains traits. Le chemin, la forêt, les prairies, le bord de rivière, des auberges où l’on se rencontre et se parle, toutes catégories sociales mêlées, forment un décor volontairement schématique. La nature, dans sa beauté offerte, contraste avec le village enfermé sur lui-même, voire rabougri. C’est là une thématique constante de l’œuvre. Des romans comme Des jours d’une stupéfiante clarté ou De longues nuits d’été donnent de cet espace, à la lisière de la Bucovine d’alors et de l’actuelle Ukraine, une vision magnifiée.
Qui est mon semblable ?
Dans La Stupeur, le romancier met en scène Iréna, une jeune villageoise ukrainienne qui, de sa fenêtre, assiste à un événement tragique. Elle voit ses voisins, les Katz, des épiciers juifs, tenus en respect par Ilitch, un vieux gendarme. Il a reçu ses ordres des Allemands, il obtempère. Au bout d’une longue attente, les quatre membres de la famille sont exécutés. Bouleversée par ce crime, Iréna s’en va par les chemins et prêche, telle une évangéliste : « Jésus était juif. Son père et sa mère étaient juifs. Les juifs assassinés sont la chair de notre chair. » À parler ainsi, elle ne rencontre que moquerie et hostilité ; mais elle ne renonce pas. Iréna cherche une forme de pardon, et offre une part de réconfort à celles qu’elle rencontre.
Le parcours d’Iréna rappelle celui d’Appelfeld lui-même. Enfant, il a vécu les épreuves de la Seconde Guerre mondiale de cette façon : il s’est enfui dans les forêts, a été recueilli par une paysanne qui l’a caché, il a fréquenté des bandits qui l’ont protégé, lui enseignant au passage quelques lois de la pègre. Ces « aventures » que l’on pourrait qualifier de picaresques, il les a transposées dans des romans comme Tsili, La Chambre de Mariana ou Adam et Thomas.
Iréna marche à son tour pour rencontrer ses semblables. Semblables parce que, dans l’œuvre d’Appelfeld, l’humanité seule importe. Ici, pour l’essentiel, celle des femmes. Qu’elle croise des prostituées mélancoliques lui disant un amour perdu ou une paysanne cachant un enfant juif, Iréna avance parmi des humains. Leur honte et leur chagrin contrastent avec l’absence de conscience ou la violence des hommes.
Parmi ces femmes, Yanka, sa tante, se distingue. Au contraire des parents d’Iréna « charnus, méfiants et amers », Yanka garde une sensibilité et porte une vision qu’elle ne peut plus partager. Elle a tenu à s’éloigner du village, a vécu un amour profond, rejeté par les siens. Elle est un modèle pour Iréna ; la jeune villageoise s’affranchit du milieu familial, des préjugés tenaces qui règnent alors, pour devenir celle qu’elle est.
Iréna est, apparemment, l’opposée de l’écrivain. C’est une femme humiliée, rabaissée. Elle fuit un mari qui la violente pour marcher dans la campagne ukrainienne, comme Aharon Appelfeld, qui se prénommait alors Erwin, a marché, et comme le font de nombreux héros de ses romans. Mais elle est aussi chrétienne, croyante, ce que n’est pas l’écrivain, élevé cependant par une nourrice qui ramenait l’enfant à ses racines dont s’éloignaient ses parents, juifs de la bourgeoisie assimilée. Iréna vit sa foi dans l’errance, à l’image de Sergueï (De longues nuits d’été) ou d’autres personnages de romans précédents.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification
Média