LA TACHE (P. Roth) Fiche de lecture
Publié aux États-Unis en 2000, La Tache est le dernier volet de la trilogie « américaine » commencée par Philip Roth en 1997. Le premier, Pastorale américaine, évoquait les années 1960, la guerre au Vietnam, la contestation parfois violente d'une jeunesse rebelle. Puis, en 1999, ce fut J'ai épousé un communiste : l'Amérique de l'après-guerre et des débuts de la guerre froide, le maccarthysme, la chasse aux sorcières. Voici, plus proches, les années Clinton, et plus précisément 1998, l'année du scandale où les frasques du président à la Maison-Blanche défrayaient la chronique et déchaînaient les passions. Le narrateur-chroniqueur est toujours Nathan Zuckerman, l'alter ego vieillissant du romancier, vivant désormais en reclus dans les Berkshires, et de nouveau des liens personnels l'unissent au héros du récit, Coleman Silk, un voisin dont il est devenu le confident et le biographe.
Professeur de lettres classiques et ex-doyen d'Athena College, une petite université du Massachusetts, Silk a dû démissionner deux ans plus tôt pour avoir tenu des propos jugés racistes. « Est-ce que quelqu'un connaît ces gens ? » avait-il osé demander à propos de deux étudiants qui avaient séché son cours. « Ils existent vraiment ou bien ce sont des zombies ? » Phrase anodine dans sa traduction, mais redoutablement équivoque dans l'original : spooks, le terme utilisé par Silk, signifie bien « zombies », mais est également une injure raciste. Or les deux étudiants absents ce jour-là étaient noirs. S'estimant offensés, ils ont porté plainte. Silk a beau jurer qu'il ne voulait offusquer personne, tous les bien-pensants d'Athena College se liguent contre lui et, indigné, écœuré, il finit pas donner sa démission.
Depuis lors, Silk a encore aggravé son cas en devenant, à plus de soixante-dix ans, l'amant de Faunia Farley, une jeune femme de ménage, divorcée d'un vétéran de la guerre du Vietnam complètement déjanté. Liaison sensuelle, sauvage et tendre entre un homme et une femme qui n'ont plus rien à perdre, décrite par Roth avec une poignante et provocante pudeur.
Un amour si inconvenant ne peut que scandaliser les bigots. La liaison de Silk et de Faunia n'est pas sans rappeler l'affaire Clinton-Lewinski, et dans le déferlement de haine, d'hypocrisie et d'intolérance auquel cette affaire donna lieu, Roth voit à juste titre une résurgence collective du « génie de la persécution » des puritains que Hawthorne, en son temps, fustigeait déjà. Mais La Tache ne dénonce pas seulement la tyrannie du « politiquement correct » dans l'Amérique des années 1990. Dès le deuxième chapitre, Roth oblige le lecteur à tout reconsidérer en lui révélant sans crier gare un autre Silk, jusque-là insoupçonné. Comme Ringold dans J'ai épousé un communiste, Silk a en effet son secret, jalousement gardé pendant plus de cinquante ans : ce professeur juif n'est pas du tout juif, mais a réussi à se faire passer pour tel, et être juif, pour lui, n'était qu'une manière d'être blanc. Silk est en fait un Noir assez blanc pour avoir pu franchir en douce la barrière des races et réaliser ce vieux rêve américain de liberté absolue qui est aussi le désir tenace des héros de Roth : se réinventer, renaître à soi-même, au besoin en reniant père et mère.
Coleman Silk est dans l'œuvre de Roth l'incarnation la plus troublante d'une autogenèse réussie, car il est bien le seul à avoir su se soustraire totalement à l'identité socio-ethnique qu'on entendait lui assigner. Sauf qu'il n'échappe pas plus que d'autres aux ironies du sort : pour un Noir, se faire traiter de raciste par d'autres Noirs est bien un comble, et l'ironie est d'autant plus grinçante que l'accusé est censé être juif.[...]
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Écrit par
- André BLEIKASTEN : professeur émérite de l'université Marc-Bloch, Strasbourg
Classification
Média