LA TANTE JULIA ET LE SCRIBOUILLARD, Mario Vargas Llosa Fiche de lecture
Un double point de vue
Cette descente aux Enfers est d'autant mieux exposée que, au gré d'une construction narrative originale, elle va être appréhendée d'un double point de vue. Un point de vue indirect, d'abord : celui du narrateur. Varguitas est en effet le témoin et le chroniqueur de l'univers où s'exacerbe la paranoïa de Pedro Camacho : « J'avais un travail au titre pompeux, au salaire modeste, aux attributions illicites et à l'horaire élastique : directeur d'informations à Radio-Panamérica. Il consistait à découper les nouvelles intéressantes qui paraissaient dans les journaux et à les maquiller un peu de façon à les lire lors des bulletins radiodiffusés. » Ce témoignage, cette chronique permettent à Vargas Llosa de faire passer, au fond, des thèmes de réflexion extrêmement percutants. Une réflexion sur ce phénomène péruvien qu'est la passion, exprimée par toutes les couches de la société, pour le feuilleton radiophonique. Mais cette réflexion sociologique débouche vite sur une question théorique : l'emprise d'un auteur sur ses lecteurs, des médias sur leur public, le fanatisme de ceux-ci, les limites de ceux-là. Que l'on se rappelle les lettres de plainte obligeant Conan Doyle à ressusciter Sherlock Holmes ou le tollé que suscita en Allemagne la projection d'une histoire policière délibérément dépourvue de dénouement, et l'on aura compris ce que peut être une frustration collective. Le succès de Pedro Camacho, son retrait soudain pour cause de défaillance mentale relèvent du même processus.
Il n'est que de le vérifier dans les textes qui nous sont soumis. C'est là le second point de vue, direct. Pour une fois, le lecteur a un droit de contrôle sur ce qui lui est narré, puisque des preuves textuelles authentiques lui permettent de corroborer les dires du narrateur. Aussi les seules livraisons de Camacho, particulièrement choisies, permettent-elles d'affirmer son délabrement psychique et de confirmer les notations de Varguitas. Partie de scénarios, voire d'imbroglios mélodramatiquement classiques, la construction narrative et imaginative de Camacho dérape peu à peu, se grippe et se blesse, jusqu'au délire ou à l'épuisement. Les noms, les fonctions des personnages se télescopent et se confondent. Les incohérences, les bévues, les confusions se multiplient, au grand désarroi des auditeurs, privés de la sécurité de la chronologie et de la thématique, du confort de l'écoute. Les cataclysmes, tremblements de terre et autres incendies fournissent aux feuilletons, dans une scansion morbide, leur principale matière : « Ainsi mourut, le crâne fracassé contre les dalles, le psychologue de Lima, Lucho Abril Marroquín, qui avait soigné les névroses de la moitié de la ville au moyen d'un traitement de son invention (qui consistait à jouer au jeu pompeux des banderilles ?). Mais ce fut l'écroulement des plafonds carmélites qui produisit le plus grand nombre de morts dans le minimum de temps. » Bref, c'est une mécanique complètement déréglée qui se révèle tout au long de ratés et de symptômes mis en évidence.
C'est avec une virtuosité non moins folle que Vargas Llosa élabore ce récit. On est saisi d'une telle profusion romanesque, d'une telle variété de perspectives et de tons, d'autant que jusque-là Vargas Llosa semblait définitivement avoir pris goût à des histoires monolithiques, vis-à-vis desquelles on aurait dit qu'il ne pouvait avoir de distance. L'immersion prolongée dans le texte de Flaubert a créé des effets totalement inattendus. Sans rien abandonner de ses thèmes propres et de son inspiration nationale, Vargas Llosa découvre avec ce roman des modes imprévus de narration, une manière nouvelle de raconter.
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média
Autres références
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VARGAS LLOSA MARIO (1936- )
- Écrit par Encyclopædia Universalis et Bernard SESÉ
- 3 960 mots
- 1 média
La Tía Julia y el escribidor (1977, La Tante Julia et le Scribouillard) est à la fois le récit d'une éducation sentimentale et une évocation de Lima dans les années 1950. Ici le romancier – sous le nom de Marito ou de Varguitas – se met directement en scène : son adolescence, son entourage familial,...