LA TENTATION DE SAINT ANTOINE, Gustave Flaubert Fiche de lecture
Requiem pour le monde antique
L'œuvre s'ouvre sur un monologue du saint qui se plaint de la solitude et de l'ennui dus à sa condition d'ermite et évoque les jours heureux d'autrefois. Alors qu'il s'absorbe dans la lecture du Livre des Apôtres, des visions voluptueuses l'assaillent, puis apparaît la reine de Saba qui essaie de le séduire et qu'il repousse. Lui succède Hilarion, son ancien disciple, devenu un enfant-vieillard, qui se livre à une critique des textes saints et fait surgir l'interminable défilé des hérésies.
C'est ensuite au tour des idoles tombées et des dieux défunts d'apparaître un par un sur la scène. Enfin Hilarion qui, devenu immense, incarne désormais la Science, propose à Antoine de voir le Diable. Celui-ci l'entraîne dans l'immensité de l'univers dont il s'applique à lui démontrer l'absence de sens et de créateur. Antoine, qui a refusé d'adorer Satan, est néanmoins si abattu qu'il songe à se donner la mort. Celle-ci entreprend de l'attirer, de même que sa rivale, la luxure, mais, s'étant ressaisi, il les ignore. Lui apparaissent alors tous les monstres de la mythologie. Ce grouillement fantastique des formes du vivant, perceptible jusque dans l'infiniment petit, lui redonne enfin l'envie d'exister : « O bonheur ! bonheur ! J'ai vu naître la vie [...]. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe [...], me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la matière, être la matière ! » Il fait le signe de la croix et se remet en prières.
Pourquoi La Tentation a-t-elle si longuement et de manière si obsédante occupé l'esprit de Flaubert ? Il entre ici en jeu, très certainement, un processus d'identification. Sorte d'ermite laïque, ayant trouvé dans sa maison de Croisset sa thébaïde et dans l'écriture son cilice, voué lui aussi à la solitude et aux visions, Flaubert s'est projeté ou représenté dans Antoine. À cela s'ajoute son amour viscéral pour l'Antiquité, qui l'amènera avec Salammbô à vouloir ressusciter Carthage. Vers 1845-1846, cet amour s'exprime de façon itérative dans sa Correspondance : « J'ai l'amour de l'Antiquité dans les entrailles. » Mettre en scène Antoine et ses visions, n'est-ce pas rassembler et condenser des siècles de civilisation et de croyances, et, par conséquent, rassembler et condenser toute la documentation qui s'y rapporte ?
Or c'est justement là la passion de Flaubert, cette libido sciendi sur laquelle se fonde son œuvre. Abattre des pans entiers de bibliothèque, accumuler les notes, constituer des dossiers, tel est le travail préalable auquel est soumise l'écriture de chacun de ses romans, Madame Bovary excepté, et qu'inaugure La Tentation : les chimères et les fantasmagories qu'elle présente ne sont pas le fruit de l'imagination, mais d'un savoir méticuleux, puisé aux meilleures sources de l'époque. Romancier documentaliste, écrivain chercheur, Flaubert dote ainsi la littérature d'un nouveau statut. « Le xixe siècle, écrit Michel Foucault, a découvert un lieu nouveau de fantasmes [...]. Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire. L'imaginaire naît et se forme dans l'entre-deux des textes [...]. La Tentation ouvre l'espace d'une littérature n'existant que dans et par le réseau du déjà-écrit : livre où se joue la fiction des livres. » À cet égard, La Tentation annonce Bouvard et Pécuchet, livre qui est fait de livres et dont les deux héros, retirés du monde et saisis par la tentation du savoir, trouvent enfin la paix de l'âme en copiant des textes.
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média
Autres références
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FLAUBERT GUSTAVE (1821-1880)
- Écrit par Pierre-Marc de BIASI
- 9 824 mots
- 1 média
Dès juin 1869, avant même d'avoir fini les corrections sur le manuscrit de L'Éducation, Flaubert annonce son intention d'écrire un Saint Antoine tout nouveau : « Tout mon ancien ne me servira que comme fragments. » Cette troisième et dernière version sera pratiquement achevée en 1872...