LA TRADITION DE CHICAGO (J.-M. Chapoulie)
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Les recherches empiriques en sciences sociales et, plus précisément, le « travail de terrain », ont eu aux États-Unis pour centre et pour cadre ce qu'il est convenu d'appeler l'école de Chicago. Robert E. Park, Ernest W. Burgess, Roderick D. McKenzie, cosignataires de The City (1925), sont, avec William I. Thomas – l'auteur principal de The Polish Peasant in Europe and America (1918-1920) –, les figures majeures d'un courant d'études dont les orientations, quels qu'en aient été les thèmes, sont rétrospectivement apparues homogènes. C'est à examiner sur nouveaux frais ce qu'effectivement recouvre cette cristallisation institutionnelle, depuis la création en 1892 de l'université de Chicago, jusqu'en 1961 quand s'en retire le dernier des anciens élèves de Park – Everett Hughes –, que s'est attaché Jean-Michel Chapoulie dans La Tradition de Chicago (Seuil, Paris, 2001).
Il y montre comment l'établissement d'une liste de livres et d'articles, arbitrairement sélectionnés, a permis de conférer une unité intellectuelle à une « école » qui masque une série de groupes concrets aux activités de recherche et d'enseignement très diversifiées. Il y parvient en identifiant les générations de chercheurs qui se sont succédé au département de sociologie de l'université de Chicago, en répertoriant les contraintes – d'ordre institutionnel, de financement, de ressources documentaires –, auxquelles elles ont été soumises, et en rapportant leurs contributions à des ensembles contextuels – culturel, politique, économique et social –, en constante évolution.
Le cadre de référence initial est la ville de Chicago, et le niveau d'analyse celui des collectivités locales. À cette unité spatiale relativement réduite correspond la démarche ethnographique de Park, proche – traitement cartographique en moins – des enquêtes sur les classes populaires inspirées par le mouvement de réforme protestant de la fin du xixe siècle. À ce stade et jusqu'à la Première Guerre mondiale, la sociologie « universitaire » se démarque peu du travail social à finalité pratique. Elle tend à s'en détacher, encore qu'encombrée de jugements moraux, avec l'étude comparative du paysan polonais en Europe et aux États-Unis, qualifiée de « monographie d'un groupe social concret », où la collecte des données est associée à la construction d'un schéma conceptuel.
La pratique de la sociologie qui s'impose alors est marquée par la substitution de déterminants environnementaux aux déterminations biologiques naguère privilégiées. Elle se fonde sur l'existence d'un ordre écologique irréductible aux volontés individuelles, la conception de la société comme somme d'interactions, la nécessaire restauration des mécanismes du contrôle social ; mais elle relève de l'essayisme approximatif plus que de la systématisation scientifique. Ce cadre d'analyse au sein duquel ont été examinées les relations interethniques, l'américanisation des immigrants, la « désorganisation sociale » provoquée par une croissance urbaine accélérée, s'est trouvé en porte-à-faux lors des transformations consécutives à la crise des années 1930. Avec l'élargissement des domaines d'intervention de l'État fédéral, c'est la société américaine qui a été constituée en objet d'analyse ; l'attention s'est déplacée du local vers le global ; les investigations pratiques ont revêtu moins d'importance que les élaborations savantes.
Au fil de ce parcours jalonné de contributions souvent méconnues – celles de N. Hayner, A. Blumenthal, F. Frazier qu'occultent les monographies classiques de N. Anderson (The Hobo, 1923), F. Thrasher (The Gang, 1927), L. Wirth (The Ghetto, 1928)-, et marqué par les réactions et adaptations qu'ont nécessairement suscitées la psychanalyse, le marxisme, le totalitarisme, on assiste au passage du relais de Burgess à H. Blumer et E. Hughes puis finalement à E. Goffman, H. S. Becker, D. Roy, O. Hall. On saisit aussi le rôle des grandes fondations dans le financement des recherches et les nouvelles orientations des sciences sociales qui se font jour à Columbia et à Harvard avec l'exploitation statistique des données.
Que vaut donc le label « école de Chicago » ? Il a été donné à des travaux que semblaient uniformément distinguer le rôle de l'observation, l'usage du concept d'interaction, l'attention prêtée aux comportements et attitudes. Inégalement accentuées, ces caractéristiques sont de plus restrictives. Elles ne rendent pas compte du renouvellement apparu dans l'étude de thèmes comme la délinquance, d'abord analysée en termes de désorganisation sociale puis, chez W. F. White (Street Corner Society, 1943), H. S. Becker (Outsiders, 1963), E. Goffman (Stigma, 1963), comme forme de déviance. Mais l'intérêt premier du présent ouvrage n'est pas de corriger des interprétations ; ainsi, lors de son séjour en Allemagne, Park n'a pas seulement été au contact de G. Simmel : l'économiste G. F. Knapp lui a permis d'acquérir une connaissance complète du monde rural qui n'a pas été sans conséquence sur son approche du monde urbain ; il est de remanier profondément une séquence de l'histoire des idées par l'étroite liaison des aspects intellectuels et organisationnels de la recherche en sciences sociales.
À Chicago est finalement associée non plus une « École » mais une tradition sociologique. Celle-ci se singularise par une « formule de recherche » qui, certes, a évolué mais qui a toujours valorisé la connaissance directe des individus et des lieux par le travail empirique. La question est posée in fine de la lente diffusion et de la difficile réception en France de ce type de recherche. L'une et l'autre s'expliquent par une série de causes dont la principale est sans doute le primat, sur le Vieux Continent, de la théorie générale et de l'esprit d'abstraction. Il conviendrait d'y ajouter l'hostilité témoignée par Durkheim et les durkheimiens aux monographies, d'une richesse documentaire pourtant exceptionnelle, réalisées sous l'égide de Le Play et des Leplaysiens.
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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