LA TRAVERSÉE DES FRONTIÈRES (J.-P. Vernant)
Centième titre de la collection La Librairie du xxie siècle (Seuil, Paris, 2004), La Traversée des frontières, qui prend la suite de Entre mythe et politique (1996), n'est pas une autobiographie. Jean-Pierre Vernant le dit dès les premières lignes : « L'entreprise me semblait à ce point étrangère à mes inclinations et à mes capacités que si l'idée m'était venue de m'y essayer, la plume [...] me serait tombée des doigts. » Il n'empêche, dans ce livre écrit avec la « noble simplicité » et l'éloquence qui sont sa marque distinctive, et volontairement dépouillé de tout appareil érudit, l'auteur parle sans doute plus de lui-même que dans aucun de ses ouvrages précédents.
Rappelons donc quelques dates. Né en 1914 à Provins, Vernant devient orphelin de père dès 1915 du fait de la Grande Guerre. Il ne passe ni par l'École normale supérieure ni même par la khâgne, mais fait ses études de philosophie à la Sorbonne et noue, au quartier Latin, quelques solides amitiés, notamment avec la future Lucie Aubrac. Il adhère au P.C.F. après un voyage en U.R.S.S., au cours duquel il se convainc que tout est à faire dans cet immense pays. Suivant l'exemple de son frère aîné Jacques, il est reçu en 1937 premier à l'agrégation de philosophie. Il ne quitte ses études que pour l'armée, et n'abandonne l'uniforme qu'après la défaite de juin 1940. Nommé au lycée Pierre-de-Fermat à Toulouse, il est immédiatement viscéralement antinazi et hostile à Pétain, diffuse des tracts pro-anglais, ce qui le distingue de la ligne neutraliste que défend la presse communiste clandestine, et adhère au mouvement Libération fondé à la fin de 1940 par Emmanuel d'Astier de la Vigerie.
Vernant répond dans ce livre à une question posée par François Hartog : y a-t-il un lien entre sa lecture de l'épopée homérique et « son action dans la Résistance militaire avec les risques qu'elle comportait » ? La réponse à cette question, qui lui paraît d'abord saugrenue, est positive : « Entre un passé vieux de presque trois mille ans inscrit dans des textes, un passé tout récent encore vivant dans mes souvenirs et l'aujourd'hui où j'écris ce livre, si ces thèmes continuent à m'interpeller c'est qu'ils se font écho [...], mêlant leurs voix sans se confondre. »
Insoumis dès sa jeunesse, sachant qu'il risquait chaque jour sa vie, Vernant apprend en mai ou juin 1944, probablement peu avant le Débarquement, qu'il a été dénoncé et va être révoqué par Vichy. « Deux personnes, sans titre, sans grade », l'ont averti des menaces qui pesaient sur lui. « S'il n'y avait pas eu, en bien des cas, des individus pour bloquer la marche du rouleau compresseur répressif des nazis et de Vichy [...], je pense que nous, résistants, serions tous morts. » Vernant passe dans la clandestinité totale : il est le « colonel Berthier », et sera fait Compagnon de la Libération, un ordre où les communistes sont peu nombreux.
Le passage à la Grèce devra certes beaucoup au voyage effectué, à pied, avec des copains, en 1935, mais plus encore à l'influence de deux hommes : Ignace Meyerson, créateur du Journal de psychologie et de la discipline qu'il nomma psychologie historique, et Louis Gernet, rencontré chez Meyerson, à son retour d'Alger où il avait enseigné pendant de longues années. Vernant, d'ordinaire ménager de ses mots, écrit : « Ce fut le coup de foudre. Gernet a tout changé dans ma façon de voir et de penser. » Dans les articles réunis en 1965, chez François Maspero, sous le titre Mythe et pensée chez les Grecs, et déjà, en 1962, dans Les Origines de la pensée grecque, qui furent un « coup de foudre » pour le signataire de ces lignes, Vernant se fait l'historien de la raison grecque, qui ne se confond[...]
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Écrit par
- Pierre VIDAL-NAQUET : directeur d'études émérite, École des hautes études en sciences sociales, Paris
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