LA TRILOGIE DES DRAGONS (R. Lepage)
En 2005, le metteur en scène et comédien québécois Robert Lepage a revisité, au Théâtre national de Chaillot à Paris, sa Trilogie des dragons, créée en 1987 dans un entrepôt du port de Montréal, lors du festival des Amériques. Une œuvre fondatrice, qui, par l'originalité et l'inventivité de son vocabulaire scénique, allait lui ouvrir une reconnaissance internationale et devenir mythique. Cette fabuleuse saga traverse le xxe siècle, de 1932 à 1985, mêlant les destinées d'hommes et de femmes aux turbulences de l'histoire, dans un voyage à la fois vériste et fantasmé entre Occident et Orient.
Le spectacle s'articule en trois époques, chacune étant placée sous le signe d'un dragon issu de la mythologie chinoise. Vert, emblème de l'innocence, avec les jeux et les rêves de deux petites filles, Françoise et Jeanne, vivant en lisière du quartier chinois de Québec, initiatrices puis pivots de cette longue épopée théâtrale. Rouge, dragon du feu et de la maturité : c'est la période où, à Toronto, les destins se forgent et se croisent sur fond de guerre (Hiroshima), puis se prolongent dans une tentative de reconstruction d'un monde bouleversé. Blanc enfin, avec le dragon de la mort et de la renaissance, garant de la force immortelle de l'amour dans le quartier asiatique de Vancouver des années 1980.
À travers une vingtaine de personnages hauts en couleur interprétés par neuf comédiens, Robert Lepage aborde de multiples thématiques, qui s'organisent selon un effet de miroir jouant entre deux mondes : l'exil et le déracinement, la singularité et le handicap, l'amour et le sexe, l'argent et la drogue, les espoirs et les désenchantements – de la Chine de Mao au rêve américain –, ou encore la maladie et la mort. Pour cela, il n'hésite pas à recourir au mélodrame et à une imagerie renvoyant à un exotisme convenu ou fantasmé, dont il se dissocie en instaurant un climat d'étrangeté, né de l'association de licences poétiques, de métaphores, de croisements subtils entre le comique et le merveilleux, le réel et l'onirique. En utilisant les textes complémentaires de différents auteurs (Marie Brassard, Jean Casault, Lorraine Côté, Marie Gignac, Marie Michaud), il met en place avec un sens aigu de la narration des univers contrastés qui se fondent savamment dans le temps et l'espace.
Surtout, Robert Lepage montre tout au long du spectacle, en s'appuyant sur la vitalité inspirée de ses excellents comédiens, son habileté à exploiter toutes les composantes de l'acte théâtral. Considéré, à juste titre, comme l'un des maîtres du multimédia, il fait preuve ici d'une simplicité qui sait tenir à distance les surenchères technologiques. Au cœur d'un dispositif bifrontal, un sol rectangulaire composé de sable et de gravier encadré de bandes de circulation constitue une aire de jeu, seulement occupée par une baraque à multiples facettes surmontée d'un écran à l'arrière-plan. Cet espace initial sera progressivement habité d'éléments mobiles venus accompagner le déroulement de l'histoire. Dans ce relatif dépouillement surgissent des images prégnantes nées du croisement de diverses formes d'expression. Lepage joue des références – ici particulièrement à leur place – au théâtre oriental cher à Antonin Artaud : ombres chinoises, nō japonais, danse et mouvements de tai-chi, associées dans un métissage de styles, à l'interprétation du texte avec ses variations de langues, au chant ou aux jeux de masques et de marionnettes. Mais il puise aussi dans l'exploitation des objets courants (boîtes, chaussures, papier, patins à glace, boule musicale) ou dans leur détournement (fauteuil roulant devenu pousse-pousse) – une dynamique propre à stimuler l'imaginaire du spectateur. Autant de signes qui concourent ainsi, aux côtés de la gestuelle ou de la symbolique d'un costume, à l'expression d'une théâtralité subtile[...]
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Écrit par
- Jean CHOLLET : journaliste et critique dramatique
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