LA VIE BRÈVE, Juan Carlos Onetti Fiche de lecture
Un romanesque du possible
La démarche de Brausen ne prend nullement le sens d'une échappatoire. Il ne s'agit pas de fuir le réel pour se réfugier dans l'irréel. L'intention d'Onetti – qui apparaît brièvement dans le roman comme un des protagonistes – est précisément de proclamer l'autonomie de la fiction, la puissance libératrice de l'écriture, et d'instaurer à partir de là plusieurs niveaux de lecture. Rien d'étonnant, dans ces conditions, si les personnages se dédoublent constamment, créant un jeu continuel entre eux, l'auteur et le narrateur. Les créatures d'Onetti sont souvent de tristes marionnettes, représentatives de l'angoisse existentielle de l'homme. Mais il arrive aussi que les personnages « inventés » par d'autres – comme Díaz Grey dans La Vie brève – échappent à leur créateur pour mener une vie indépendante. De démiurge, le narrateur devient alors observateur.
Après l'échec de son mariage et de sa carrière, Brausen a l'impression de ne plus « subsister » que « dans la double vie secrète d'Arce et du médecin de province ». À chacun de ces personnages imaginaires correspond une option différente : fantaisie et liberté illusoires pour Díaz Grey ; dégradation et avilissement pour Arce. Dans le monde imaginé de Santa María, croisement de Buenos Aires et de Montevideo, refuge de tous les rêveurs et les laissés-pour-compte, Brausen réinvente l'image sublimée et immuable de sa femme jeune ; dans la réalité sordide de l'appartement voisin, la prostituée en donne, elle, une représentation dégradée. Mais, comme toujours chez Onetti, l'expérience de l'avilissement est aussi celle d'une confrontation avec l'absolu. Les deux mondes interfèrent constamment. Finalement, Brausen s'estompe, et Díaz Grey occupe le devant de la scène.
Le récit devient le point de rencontre de plusieurs « possibles » narratifs, s'imposant en fonction de l'état d'esprit ou de la sensation du moment. Le roman naît alors de la confrontation critique et de la rupture entre le créateur et l'univers qui l'entoure. La littérature ne peut pas changer la réalité, aussi funeste soit-elle ; mais elle peut faire partager ce qu'Onetti exprime à la perfection dans La Vie brève : « l'aventure de l'homme » (l'expression est de Mario Benedetti), même si elle n'aboutit finalement pour lui, lecteur de Céline, qu'à « un voyage au bout de la nuit ».
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification