LA VIE D'ADÈLE (A. Kechiche)
Un souffle romanesque
Des quatre films précédents (La Faute à Voltaire,2000 ; L'Esquive, 2003 ; La Graine et le mulet,2007 ; Vénus noire, 2010), il garde d'abord le souci du réalisme social. Adèle et Emma sont présentées dans leur milieu social (une famille modeste pour l'une, un foyer cultivé et aisé pour l'autre). Leurs métiers jouent un rôle essentiel dans ce double portrait. L'une va devenir institutrice, l'autre peintre. Le métier artistique « prestigieux » et la « modeste » profession de maîtresse d'école sont montrés par Kechiche comme de très fortes passions, entre lesquelles il refuse absolument d'établir une hiérarchie. Les enseignants lui apparaissent comme des héros au même titre que les artistes. Mais sa fidélité à lui-même, en adaptant le livre de Julie Maroh, tient surtout à un souffle, une durée, une ampleur qui n'appartiennent qu'à lui. Très peu de films français contemporains peuvent se mesurer à cette ambition temporelle, romanesque qui est l'aspect le plus enthousiasmant de La Vie d'Adèle. C'est en captant l'attention du spectateur sur un temps long que Kechiche est magistral. Le destin d'une jeune fille simple, simple en apparence, comme la Marianne de Marivaux, devient une épopée individuelle, sensuelle, sentimentale, comme on en a rarement vu au cinéma. Marivaux, déjà, inspirait L'Esquive et cette présence venait approfondir un film extrêmement complexe.
Les plus beaux moments de La Vie d’Adèlemontrent les échanges amoureux et la rencontre des sentiments. Le coup de foudre, les premières approches, le déclenchement de la passion, puis la vie conjugale, la rupture violente et les retrouvailles désespérées sont des instants de cinéma éblouissants, davantage que le regard social ou la représentation de l'école et du métier d'artiste, qui n'atteignent pas ces sommets.
Dans sa fureur de filmer, Kechiche s'égare parfois. Les scènes de sexe, pas si nombreuses pourtant, sont trop longues et jurent avec le reste du récit. Quand on voit la sensualité extraordinaire d'un seul plan où le metteur en scène filme en plongée et en gros plan le visage d'Adèle renversée sur sa chaise, ou la splendeur du moment où les amantes séparées se touchent pour la dernière fois dans un café (une scène improvisée, selon Adèle Exarchopoulos), on est frappé par le contraste avec l'académisme érotisant qui caractérise les scènes où ses héroïnes font l’amour. Tout à coup, les couleurs, les fonds bleus, les lumières sur les corps, les cadrages deviennent presque kitsch. La solennité de statues animées qu'il a exigée des comédiennes au cours de longues séances de tournage indéfiniment prolongées, tout cela est gênant et a gêné Julie Maroh elle-même, pourtant admirative devant le travail de Kechiche. La belle scène de la visite du musée, où les amantes admirent les représentations plastiques de nudités féminines, glisse abusivement vers ces scènes « érotiques » où le souci plastique appauvrit la vérité des personnages telle qu'elle apparaît dans la plupart des scènes du film.
Il reste que les défauts de ce grand cinéaste font partie de lui, et peut-être de son style même. L'exagération, la maladresse passionnée le font ressembler à la jeune fille dont il raconte l'histoire. On nous montre pendant tout le film ses tâtonnements, ses erreurs, son intelligence, sa vitalité, les aléas de son destin. La Vie d'Adèle serait-il un autoportrait ?
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Écrit par
- René MARX : critique de cinéma
Classification
Média