LA VIE DERRIÈRE SOI (A. Compagnon) Fiche de lecture
Un des enjeux de la littérature, mais aussi une de ses limites, est de dire la mort, le chagrin, le deuil. Avec La Vie derrière soi. Fins de la littérature (éditions des Équateurs, 2021), Antoine Compagnon aborde à la fois la manière dont la littérature peut dire la mort, le problème du deuil de la littérature et plus largement les relations entre le vieillissement, l’écriture et la mort.
Spécialiste de Marcel Proust, Antoine Compagnon a achevé sa carrière universitaire comme professeur au Collège de France, après avoir été professeur de littérature française à la Sorbonne. Il est l’auteur de nombreux essais qui ont fait date, à la charnière de la poétique et de l’histoire littéraire, dont Le Démon de la théorie(1998) et Les Antimodernes.De Joseph de Maistre à Roland Barthes(2005). Il est également parvenu à traverser le mur invisible qui sépare généralement l’institution universitaire du grand public en faisant de son ouvrage Un été avec Montaigne (2013) un best-seller inattendu.
La critique valorise volontiers l’image du jeune prodige, d’Arthur Rimbaud à Raymond Radiguet, survenant telle une météorite dans le paysage littéraire. Longtemps, la figure du vieil écrivain n’a guère intéressé, alors même qu’il existe toute une bibliographie, d’origine plutôt étrangère d’ailleurs, sur les fins de carrières d’artistes. Mais on constate un changement de tendance auquel participent l’essai de Compagnon, l’ouvrage de Marie-Odile André, Pour une sociopoétique du vieillissement littéraire (2015), et aussi le livre de Laure Adler, La Voyageuse de nuit(2020) qui invitent finalement, au-delà des écrivains, à ne plus frapper d’invisibilité les quinze millions de personnes en France qui ont plus de soixante ans.
L’essai d’Antoine Compagnon est découpé en treize chapitres enlevés, treize leçons dont les titres sont pour la plupart empruntés à des écrivains artistes âgés ou malades : « L’aile du Non-Écrire », « Si la main me voulait obéir… », « Brûlez L’Énéide !»… Il est illustré d’un cahier de reproductions d’œuvres tardives ou prétendument telles : L’Hiver de Nicolas Poussin, le portrait d’Homère par Rembrandt, l’Angelus Novusde Paul Klee… Quant au titre de l’essai, La Vie derrière soi, il ne marque pas seulement le retournement d’un titre d’Émile Ajar (La Vie devant soi), mais fait aussi écho à une déclaration de J.-M. G. Le Clézio : « Être jeune, c’est un peu répugnant… J’aimerais avoir quatre-vingts ans. Avoir toute la vie derrière soi : là, on est vraiment libre… »
Décrépitude contre sénescence sublime
Jusqu’au romantisme, l’idée prédominante reste celle d’une création tardive qui serait forcément dégradée par l’âge, comme le montre au xvie siècle l’historien de l’art Giorgio Vasari, lorsqu’il souligne, à propos du dernier Titien, que la nature par son déclin tendrait à l’imperfection. À l’inverse, le romantisme va défendre l’idée d’un style sublime associé à l’œuvre tardif d’un artiste. C’est le scénario adopté par l’exposition Edgar Degas, œuvre tardif à la fondation Beyeler à Bâle en 2012. Mais on donne aussi souvent pour modèles des œuvres finales en peinture les pietà de Michel-Ange et de Titien réalisées par des artistes quasiment nonagénaires ; en musique, les compositions tardives de Bach et Beethoven ; en littérature, le second Faust ou Les Années de voyagedeWilhem Meister de Goethe. Ce scénario de la sénescence sublime continue à s’opposer à celui de la décrépitude, soutenu par de copieuses données statistiques gérontophobes.
Certains ouvrages tardifs et particulièrement contradictoires avec l’œuvre qui les a précédés font converger les deux modèles comme L’Espoir maintenant de Jean-Paul Sartre, recueil d’entretiens en 1980 avec son secrétaire Benny Levy, dit Pierre[...]
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Écrit par
- Marie-Ève THÉRENTY : professeure des universités, université Paul-Valéry Montpellier 3, membre senior de l'Institut universitaire de France
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Média