LA VIE DERRIÈRE SOI (A. Compagnon) Fiche de lecture
« Admirable tremblement du temps »
Le scénario de l’artiste tardif est plutôt développé dans le contexte germanique, tant la culture française déploie une sorte de préjugé envers la bourgeoisie, catégorie dont relève la plupart du temps l’artiste parvenu. Pourtant Antoine Compagnon invite à relire La Vie de Rancé de Chateaubriand, présenté comme une forme de bric-à-brac par Sainte-Beuve, et à voir dans sa poétique conversationnelle et sautillante le « meilleur Chateaubriand ». C’est d’ailleurs cet ouvrage que Compagnon élit comme « le livre d’heures » de sa recherche.
À la licence vagabonde qui caractérise les derniers ouvrages, l’essai d’Antoine Compagnon répond par une esthétique flâneuse, délivrée des contraintes académiques et répondant simplement au principe de plaisir, même si les digressions sont toujours fondamentalement reliées par la thématique commune de la fin et de la mort. L’ouvrage fourmille donc d’études particulières sur quelques écrivains vieillissants chers à Antoine Compagnon : Gide, Colette, Proust… Il réfléchit à la fin des personnages en revenant sur la mort du personnage de l’écrivain Bergotte dans À la recherchedu temps perdu, frappé d’apoplexie devant « le petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer au moment où il rêve d’une seconde chance : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire. » Le livre s’intéresse aussi au mythe du chant du cygne et aux dernières paroles des écrivains, une façon pour certains d’entre eux, comme André Gide ou Maurice Barrès, de n’en jamais finir de finir.
L’ouvrage propose également un dépassement qui, malgré son côté un peu théorique et conventionnel ‒ cette voie a été célébrée aussi bien par Shelley, Proust, Valéry que par Borges ‒, pourrait permettre de résoudre la mélancolie de l’étude sur l’artiste vieillissant : le temps du poète ne serait pas celui, éphémère, de l’homme, mais celui de l’éternité, l’aevum, « temps poétique, désindividualisé, circulaire, par opposition au temps linéaire qui finit avec la mort ; c’est le temps de l’éternel retour ». Les individus mourraient, non l’office poétique. Professeur ou écrivain, on peut alors accepter de n’avoir été que l’avatar d’une longue lignée, assuré que, finalement, un nouveau cycle s’amorce duquel on participe aussi.
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Écrit par
- Marie-Ève THÉRENTY : professeure des universités, université Paul-Valéry Montpellier 3, membre senior de l'Institut universitaire de France
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Média