LA VIE DEVANT SOI, Romain Gary Fiche de lecture
Un roman solaire
Monsieur Hamil, le vieux marchand de tapis ambulant, sorte de mentor de Momo, connaît deux livres par cœur : le Coran et Les Misérables. De fait, le roman de Victor Hugo constitue l'arrière-plan du récit du garçon qui, sans l'avoir lu, s'y réfère d'ailleurs explicitement à plusieurs reprises : « … et quand je serai grand j'écrirai moi aussi les misérables parce que c'est ce qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire. » La femme contrainte à la prostitution, l'enfant abandonné, le vieillard oublié représentent aux yeux d'Hugo les principales victimes et les figures emblématiques de la violence sociale, auxquelles viennent s'ajouter ici ces « nouveaux misérables » que sont les immigrés. Comme chez Hugo, à l'épreuve du dénuement, les valeurs tendent à s'inverser, et la précarité des conditions d'existence, autant que les activités socialement répréhensibles et moralement condamnables – proxénétisme, vols... – à se conjuguer avec des formes inattendues de solidarité et de générosité. Les différences ethniques et religieuses, les détestations multiséculaires ne sont pas effacées, mais dépassées par un cosmopolitisme réconciliateur que seule, semble-t-il, la condition commune d'exploité et d'exclus peut permettre. Car, comme l'explique Monsieur Hamil à Momo, « rien n’est blanc ou noir et […] le blanc, c’est souvent le noir qui se cache, et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir ».
Toutefois, à la différence de l'univers hugolien, qui voit les forces du bien et du mal s'affronter, dans leur ambivalence même, à travers des personnages qui les incarnent, nul Javert, nul Thénardier ici. Il n'est pas jusqu'à l'autre versant de la société, celui des bourgeois, des nantis, qui ne se trouve représenté par deux êtres bons et ouverts – une artiste, Nadine, et un médecin, Ramon. Dans le récit de Momo, le mal n'est pas nié, mais mis à distance par une forme d'abstraction et, surtout, un humour euphémisant : « Pendant longtemps je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait. »
Au-delà des scènes burlesques (les frères Zaoum « déménageant » Madame Rosa ou le docteur Katz dans l'escalier, la mort du père de Momo et son cadavre « encombrant »...), des allusions scatologiques récurrentes (Momo déféquant dans l'appartement dans l'espoir de faire venir sa mère...), des portraits grotesques (Madame Rosa « avec sa tête comme une vieille grenouille juive »), le ton même du récit de Momo confère au roman sa dimension tragicomique, le préservant du pathos et du misérabilisme.
À la manière du Queneau de Zazie dans le métro (1959), l'auteur, jouant en permanence des effets de décalage entre registres populaire et savant, discours enfantin et adulte, vocabulaire cru et imagé, invente un style pseudo-oral qui transgresse les règles de la syntaxe voire de la simple logique, détourne les expressions communes – « elle a couru s'enfermer à double clé » –, joue sur les mots – « Chez nous les aveugles sont très bien vus » –, crée des néologismes – « inadopté »... Si elle n'évite pas toujours la virtuosité gratuite, cette inventivité verbale se met néanmoins le plus souvent au service d'un regard d'enfant à la fois naïf et sans filtre, et capable pourtant d'un étonnant recul sur les conventions du langage comme sur la vie en général.
Cette dérision permanente n'empêche pas le roman d'être porteur d'une forme de morale. Aux deux questions posées par Momo à Monsieur Hamil au début et à la fin du livre – « Est-ce qu'on peut vivre sans amour ? » et « Est-ce qu'on peut vivre sans quelqu'un à aimer ? », le récit répond clairement par la négative. Néanmoins, l’amour exploré[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média