LA VOIX DE L'ÂME ET LES CHEMINS DE L'ESPRIT (J. Bouveresse) et MUSIL PHILOSOPHE (J.-P. Cometti)
Peut-être ne faut-il pas dissimuler davantage son désarroi : si L'Homme sans qualités est toujours cité comme l'un des sommets de la littérature du xxe siècle, on peut se demander qui lit encore Musil en France, qui entretient un authentique commerce avec l'œuvre. Raison de plus pour souligner l'importance de deux ouvrages qui mettent en valeur la relation privilégiée que Musil établit avec la pensée philosophique et scientifique de son temps, sans sombrer pour autant dans une approche purement intellectuelle qui ferait fi du travail de l'écrivain qui plaça précisément les rapports de l'intellect et du sentiment au centre de son œuvre.
Dans son introduction à La Voix de l'âme et les chemins de l'esprit (Seuil, Paris, 2001), recueil des dix principaux essais qu'il a consacrés à Musil depuis un quart de siècle, Jacques Bouveresse pose d'emblée la bonne question en se demandant si Robert Musil va enfin intéresser les philosophes. Ce scepticisme s'explique, certes, par un climat intellectuel général qui fait que les « qualités musiliennes » ne sont pas vraiment au goût du jour : l'ironie, pourtant, n'est pas seulement le refus du sérieux ; l'exigence de précision n'a rien d'exorbitant ou de scandaleux, surtout quand elle doit répondre à la menace conjuguée de la naïveté idéaliste et de l'« indéfinition » délibérée. Chez Musil, la complexité croissante du monde implique en un premier temps d'« opposer un „pas encore“ résolu à toutes les mises en ordres prématurées ». Mais un tel principe de « ralentissement », si caractéristique de l'esprit d'Ulrich, cet « homme sans qualités », qui jamais ne « saute aux conclusions », n'empêche pas l'imposition d'un ordre. Il se trouve cependant que « les temps nouveaux constituent une excuse permanente pour ne pas mettre les choses en ordre, c'est-à-dire en ordre factuel ». Cette tension du diagnostic musilien n'entraîne en aucune manière la paralysie ; elle se révèle être tout au contraire une des conditions de l'avancée du roman-essai musilien, ou du caractère strictement corrosif de la critique qu'il porte en lui. Tout se passe comme si cette double exigence (progrès et satire) était constamment évitée par une époque où l'imprécision règne. D'où le constat amer de Jacques Bouveresse à propos du postmodernisme : « Ce qui résulte de cela est une tendance générale à l'effacement des frontières, [ainsi qu'à] l'art de la mixité et du compromis. » La dimension nécessairement polémique de l'introduction est justifiée et même fondée par l'incontestable richesse des études qui composent le corps du livre où l'on retrouvera, avec des inédits, des textes célèbres à nouveau rendus disponibles (« La science sourit dans sa barbe... » ; « Robert Musil ou l'Anti-Spengler », « Robert Musil, la philosophie de la vie et les illusions de l'Action parallèle »).
En 1985, déjà, Jacques Bouveresse écrivait : « Une des difficultés principales auxquelles se heurte aujourd'hui la compréhension correcte des intentions et des ambitions de Musil dans L'Homme sans qualités provient de l'abondance et de l'importance des références philosophiques implicites que le lecteur contemporain n'est plus en mesure d'identifier. » L'essai de Jean-Pierre Cometti (Musil philosophe, Seuil, Paris, 2001) permet non seulement de prendre la mesure d'une telle difficulté, mais de penser avec Musil « l'utopie de l'essayisme » que représenta « l'alternative romanesque » à la philosophie. Cometti rappelle l'incontestable professionnalisme philosophique d'un écrivain marqué par l'héritage de Franz Brentano, qui étudia avec Carl Stumpf à l'Institut de psychologie de Berlin et consacra[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
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