LA ZONE D'INTÉRÊT (J. Glazer)
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Un art du surgissement
Suivre le quotidien de Rudolf Höss et de sa famille, c’est aussi comprendre que personne n’est à l’abri de leur ressembler. La pire des fonctions vient s’ancrer dans une routine bureaucratique, où le principal souci du couple est d’éviter une éventuelle mutation. Cette inertie fait écho à La Conférence (2022) du réalisateur allemand Matti Geschonneck qui avait, lui, opté pour un dispositif en huis clos. On y retrouve le même jargon technique pour désigner l’extermination de masse, les mêmes énumérations quantitatives pour parler de vies humaines.
Le jeu des acteurs se devait lui aussi de montrer une certaine distance. Ainsi, le commandant d’Auschwitz se montre faible, naïf et lâche. Tout en remplissant sans état d’âme sa fonction d’exterminateur, il cherche régulièrement refuge auprès de ses enfants et des animaux. Christian Friedel prend une posture voûtée, le bassin en avant dans ses pantalons remontés, comme ceux d’un vieillard. Ce corps flasque est une peinture inédite de l’officier nazi, radicalement à contre-emploi. Hedwig Höss se montre quant à elle sereine, presque douce, au premier abord. Sandra Hüller propose un gestus ancré dans le quotidien domestique, avec une façon de se déplacer très massive. Ce corps robuste, aux deux pieds fermement fixés dans le sol, assoit une autorité de cheffe de famille. De ce calme souverain surgissent parfois, froidement, la colère et les menaces envers le personnel de la maison.
Comme Under the Skin, le film s’ouvre sur un écran noir. D’emblée, Glazer nous prive de l’image, pour focaliser notre attention sur le son. Quand enfin la première image apparaît, c’en est presque aveuglant. La beauté rayonnante et champêtre de ce premier plan nous saute brusquement au visage, et il en sera de même avec l’horreur de la dernière séquence, lorsque nous verrons la réalité des camps surgir brusquement à travers quelques minutes de documentaire au présent.
Le mécanisme privilégié par Glazer sera donc celui du surgissement. Le réalisateur joue avec nos sens, en alternant manipulation hypnotique et réveil brutal. On aurait presque tendance à se laisser engourdir par ce calme trompeur quand, par sa fréquence régulière, il vient nous rappeler à la cruelle réalité. En cela, le montage de La Zone d’intérêt paraît absolument virtuose, car il provoque ces sursauts libérateurs qui nous arrachent à une passivité mortifère.
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Écrit par
- Manon DURAND : rédactrice à L'Avant-scène cinéma
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