LAÏCITÉ, notion de
La liberté de conscience
La liberté publique de conscience pour tous et pour chacun a donc créé une situation historique radicalement nouvelle, et un ordre nouveau irréversible dont le caractère laïque obligeait à respecter les libertés religieuses. C'est ce que confirmera l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Églises et de l'État » qui débute par cet engagement : « La République assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes ».
Un malentendu doit être ici dissipé. Selon une autre formule courante, la religion serait désormais une « affaire privée ». La revendication a eu un sens précis au temps des États confessionnels où le prince imposait sa religion à ses sujets, selon le principe cujus regio, ejus religio ; elle a été reprise par des libéraux à qui suffisait une religion de la conscience, généralement ignorée des historiens, puis par des socialistes critiqués par Karl Marx et Friedrich Engels. Mais, aujourd'hui, si pratiquer sa religion (ou n'en pratiquer aucune) dans une société laïque est bien une affaire de conscience, l'exercice du culte est nécessairement public.
Le titre malencontreux donné à la loi du 9 décembre 1905 relève de la rhétorique parlementaire et de l'éloquence électorale. Il témoigne d'un état d'esprit, mais le texte de la loi a une portée beaucoup plus limitée. S'appuyant sur le Concordat de 1801, signé entre le pape et le Premier consul, la loi de 1802 avait institué un service public du culte (limité aux quatre cultes « reconnus » : catholique, luthérien, réformé, puis israélite) et une série d'établissements publics pour assurer les conditions matérielles de ce service. La loi de 1905 a privatisé ce service et transféré à des associations cultuelles de droit privé les biens et les charges des établissements publics dissous.
Aucune loi n'a le pouvoir de privatiser la religion : elle ne peut que nationaliser ou privatiser une forme juridique. En France, les Églises n'ont jamais eu de personnalité civile ou morale, elles ne sont pas des entités juridiques, à la différence des Églises allemandes qui sont des corporations de droit public. La loi de 1905 continue donc de garantir l'exercice public de cultes devenus services privés, et elle étend cette garantie à tout culte en supprimant le délit d'exercice non autorisé d'un culte non reconnu. En outre, elle laisse aux Églises tout le champ des libertés publiques pour y exercer les activités qui se réclament d'elles : associations et sociétés de toutes espèces, syndicats et partis politiques d'inspiration religieuse, enseignement privé de tous ordres, presse et édition, œuvres missionnaires ou caritatives, etc.
La laïcité publique à la française apparaît donc comme une solution élégante aux problèmes posés par la vie en société d'hommes et de femmes que tout pourrait opposer irréductiblement, et pas seulement sur le plan religieux. Mais aucune solution n'arrête l'histoire : à son tour, la laïcité publique soulève d'autres problèmes, impensables avant elle, ou elle en rencontre d'autres, inattendus pour elle. En France, elle concerne aujourd'hui soixante millions de consciences en liberté : à charge pour l'État de gérer au mieux ce « polythéisme des valeurs » (Max Weber) qui a succédé au monothéisme de l'ancienne catholicité.
L'affaire du « voile islamique » en est la dernière illustration en date, dans une société qui valorise aujourd'hui le corps et sa nudité, et qui cherche jusqu'où elle peut se découvrir. C'est un état de mœurs que n'imaginaient pas les pères fondateurs de la IIIe République et de la laïcité. Il ne faut ni invoquer la laïcité à tout propos – c'est-à-dire hors de propos –,[...]
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Écrit par
- Émile POULAT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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