LAISSEZ-PASSER (B. Tavernier)
La sortie de Laissez-passer, dix-huitième film de fiction de Bertrand Tavernier, a été, aux premiers jours de 2002, l'occasion d'un vif affrontement au sein de la critique française. C'était moins le contenu du film qui motivait l'ire, voire le mépris, des héritiers autoproclamés de la Nouvelle Vague, que ce qu'ils n'y trouvaient pas : une autre manière de lire, ou de dire l'histoire du cinéma. Sans doute supportaient-ils mal la réhabilitation du rôle des scénaristes, et plus particulièrement de Jean Aurenche, la cible d'« Une certaine tendance du cinéma français », le brûlot mis à feu en 1954 par François Truffaut dans le no 31 des Cahiers du cinéma. En cela, l'offensive menée près d'un demi-siècle après le choc initial par des rédacteurs des Cahiers du cinéma, du Monde ou de Libération contre Laissez-passer était la séquelle d'une très vieille guerre.
Les défenseurs du film ont souligné au contraire la rigueur de Tavernier, qui s'intéresse dans son film à ce qu'était le métier de cinéaste pendant l'Occupation de la France, entre 1941 et 1944, et aux conditions dans lesquelles ont été tournés les huit ou dix films qui font de 1943 un millésime remarquable du cinéma français. En même temps, il s'efforce de cerner la vraie nature de la Continental, une entreprise allemande voulue par Goebbels, installée à Paris dès octobre 1940, qui a produit trente films dans les studios parisiens, dont quelques-uns remarquables, et au moins un chef-d'œuvre (Le Corbeaude Clouzot), de 1941 à 1943.
Durant près de trois heures, Laissez-passer mélange avec jubilation les tons, voire les genres. « Je ne voulais pas d'un film linéaire qui n'aurait eu qu'une seule couleur, une seule humeur », explique Bertrand Tavernier dans sa présentation de Laissez-passer à la presse. À partir des souvenirs de Jean Aurenche et de Jean Devaivre (deux témoins actifs, l'un étant alors déjà scénariste, l'autre assistant-réalisateur), et avec le concours de Jean Cosmos pour l'élaboration du scénario, il a construit une étude de cas, qui n'exclut pas une part de romanesque.
Tavernier insère ses deux personnages, qui ont gardé leurs noms – le rôle d'Aurenche étant interprété par Denis Podalydès, et celui de Devaivre par Jacques Gamblin –, au cœur de ce qu'on a longtemps appelé à tort le « cinéma de Vichy ». La Continental, dirigée par le docteur Alfred Greven, et l'attitude des professionnels français pris dans le dilemme collaboration-résistance, fournissent la matière brute de Laissez-passer.
Le film prend acte d'une donnée indispensable à l'intelligence de son propos : le cinéma français « collaborait » avec le cinéma allemand depuis la fin des années 1920. Une collaboration qui ressemblait déjà à une vassalisation. Des équipes françaises ont travaillé dans les studios berlinois pendant toutes les années 1930 : une dizaine de films « français » par an ont ainsi été produits jusqu'en 1935, et d'autres, plus ponctuellement, jusqu'à l'été 1939. Quand Greven, arrivé à Paris dans les fourgons de la Wehrmacht en 1940, reçoit Decoin ou Clouzot, ils ont une vieille expérience du travail en commun... Rien n'est simple, rien n'est entièrement noir ou blanc dans les studios dont la Continental dispose à Boulogne. Le tout noir existe à la périphérie, où prospèrent des affairistes douteux, des policiers qui émargent à la Gestapo, ou des mouchards liés aux groupuscules nazis établis à Paris. Les deux héros de Tavernier sont des sondes lancées sur les plateaux, dans les bureaux de la production, dans les salles où on projette des rushes de Douce d'Autant-Lara, ou de La Main du diable de Maurice Tourneur. Ils offrent une vision complexe et contradictoire des décideurs,[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre JEANCOLAS : professeur d'histoire, historien de cinéma, président de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma
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