LANGAGE (notions de base)
L’énigme de l’origine des langues
La thèse de l’arbitraire du signe va néanmoins soulever une difficulté entrevue par Platon. Si aucun lien logique n’unit le mot à la chose, il a fallu des conventions entre les membres des différentes sociétés pour s’accorder sur le langage. Nous abordons ici la question insoluble de l’origine des langues. Car, s’il a fallu des conventions, comment les hommes ont-ils pu contracter les uns avec les autres pour les établir, pour décider d’un langage commun avant même d’en disposer ? Rousseau exprime explicitement cette difficulté dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : « La parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » Sommes-nous devant une impasse ? Peut-être pas. Le même Rousseau, dans un ouvrage entièrement consacré au langage, l’Essai sur l’origine des langues (publication posthume de 1781), construit un compromis acceptable entre la thèse de l’arbitraire du signe et celle de la naturalité du langage. « Des cris inarticulés, beaucoup de gestes, et quelques bruits imitatifs durent composer pendant longtemps la langue universelle », écrit-il. Si nos langues portent si peu la trace de cette origine, c’est parce qu’un « espace immense » sépare cette origine très lointaine de la période historique où des groupes séparés ont disposé de langues distinctes
Saussure, quant à lui, demandera aux linguistes de renoncer à aborder la question de l’origine, se contentant d’affirmer que la langue n’a rien d’un contrat : « Si l’on veut démontrer que la loi admise dans une collectivité est une chose que l’on subit, et non une règle librement consentie, c’est bien la langue qui en offre la preuve la plus éclatante », écrit-il.
Mais n’y a-t-il pas une contradiction chez Saussure et tous les linguistes sur ce point ? Si la langue était réellement un « système », aucune place ne serait laissée à l’initiative des locuteurs. Or l’expressivité du langage poétique est l’exemple même d’une pensée créatrice capable, dans le jeu sans cesse renouvelé avec les mots, de « déborder » le système de la langue.
Malgré les thèses différentes que proposent philosophes et linguistes, ils se rejoignent sur des points fondamentaux, et tout particulièrement quant à la difficile question des relations entre le langage et la pensée. Même si Saussure se réfugie derrière la notion de « mystère » pour évoquer cette thématique, il a le mérite de mettre en évidence ce qu’accorde la majorité des philosophes : il ne saurait y avoir de pensée sans langage. Relisons ce qu’il écrit dans son Cours de linguistique générale : « La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de se préciser en se décomposant. Il n’y a donc ni matérialisation des pensées ni spiritualisation des sons, mais il s’agit de ce phénomène en quelque sorte mystérieux, que la “pensée-son” implique des divisions et que la langue élabore ses unités en se constituant entre deux masses amorphes. »
Les positions de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), l’un des philosophes qui a le mieux traité de ce sujet, seront étonnamment proches de celles de Saussure. Il développe dans sa Phénoménologie de la perception (1945) un argument original qui complète ceux du linguiste suisse : « Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intuition de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l’exemple[...]
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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