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STERNE LAURENCE (1713-1768)

« Tristram Shandy »

Lorsque paraît Tristram Shandy, Defoe, Richardson et Fielding avaient imposé au roman anglais forme, thèmes, structure et personnages. On savait conduire un récit, nouer une intrigue, régler les rapports des personnages entre eux, donner à la fiction couleur de réalité, et, au sein d'un univers romanesque bien ordonné, établir quelques solides principes devant régler la conduite des hommes.

Voici que Tristram Shandy surgit pour semer la confusion. Il n'y a pas une histoire, mais des histoires dont on n'entrevoit jamais la fin ; il n'y a pas de conflits, ni passionnels, ni d'intérêt, entre les personnages, qui parlent de tout et de rien sans jamais se comprendre, semble-t-il ; le narrateur (Tristram) prétend raconter sa vie, mais il s'attarde sur son existence prénatale (si l'on peut dire), et quatre volumes s'écoulent avant qu'il ne vienne au monde. Il promet de nous faire part de ses « opinions » ( ?), mais il nous faut accepter aussi celles des autres membres de sa famille, du père Shandy, en particulier, qui retiennent l'attention bien plus longtemps que les siennes propres. Pourtant, ce narrateur a quarante ans passés, et, à ce rythme, ce qui lui reste de vie ne suffirait pas à raconter son « histoire » – mais quelle histoire ? Il faut connaître, avant la sienne, celle de son père Walter, celle aussi de son oncle Toby, dont un épisode retient particulièrement son attention : celui de la blessure à l'aîne qu'il reçut au siège de Namur, dont la centralité fut déterminante et les conséquences incalculables. La chronologie des faits est aussi capricieuse que le déroulement des incidents, l'un et l'autre rebelles à la prédétermination logique, et, pourtant, elle peut se reconstruire par un effort de la mémoire et de la raison raisonnante qui finissent par découvrir une structuration dans ce qui est, à l'évidence du premier regard, la culmination du désordre et la perversité du paradoxe.

Le récit est constamment rompu par des digressions apparemment futiles, dont quelques-unes lourdes et agaçantes, par des interventions constantes du narrateur sous le couvert de ses bonnes intentions à l'égard du lecteur, ou de la nécessité d'épuiser les ressources d'un esprit inventif au bénéfice des participants. Ajoutons aussi que le lecteur découvre tout à coup le jeu ironique des plagiats, qu'il a d'abord pris au sérieux, et s'irrite d'avoir été mystifié ; que le ton de la conversation, par un excès d'apostrophes, d'acrobaties, de ruptures de syntaxe, de bizarreries de style, de calembours, perd à la longue sa force de persuasion et procure plus d'irritation que de plaisir. Ajoutons enfin que tout semble se jouer sur des ambiguïtés, pire, des équivoques, et que la perpétuelle jonglerie avec les obsessions du sexe – frustrations diverses, impuissances, fantasmes ou symboles érotiques, assouvissements retardés, manqués, ou provoqués par la masturbation sous-jacente (si l'on peut dire) – entraîne le lecteur loin des voies du sain roman réaliste, voire psychologique, des belles années de bon cru.

Voilà sur quoi la critique sternienne, pendant près de deux siècles, a fondé ses enthousiasmes et ses détestations. Mais il convient de dire cependant que la famille Shandy et les personnages qui gravitent autour ont toujours fait l'objet de la plus vive admiration. Là, du moins, la critique est unanime pour accorder ses louanges à l'excentrique Walter Shandy, le philosophe de la famille, au généreux oncle Toby, son frère, militaire que sa blessure et son cœur tendre dévoient vers les blandices des amours inassouvies, au caporal Trim, l'impeccable ordonnance aux fidélités inépuisables. Peu importe ce qu'ils disent, ce qu'ils font, ils donnent le savoureux spectacle d'une communauté humaine, moins refermée sur elle-même[...]

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Écrit par

  • : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence

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Vie et opinion de Tristram Shandy - crédits : Print Collector/ Getty Images

Vie et opinion de Tristram Shandy

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