STERNE LAURENCE (1713-1768)
« Le Voyage sentimental »
Si Tristram Shandy reste un livre unique, chef-d'œuvre incontesté de parodie, de satire et d'humour, qui enchanta les lecteurs du xviiie siècle, fit enrager les victoriens, et suscite à nouveau la curiosité des contemporains, il faut dire aussi que le Voyage sentimental à travers la France et l'Italie est, à sa façon, un autre chef-d'œuvre. Bien plus indiscuté celui-là, parce qu'à la portée des cœurs sensibles, d'une lecture facile, d'une écriture fine et spirituelle, et d'un érotisme raffiné. Ici, c'est le royaume des pulsations et des frôlements, des regards qui font monter le rouge aux joues, des lascivités retenues et des tendresses joyeuses. Itinéraire des bonnes fortunes, des plaisanteries osées qui s'achèvent sur une révérence, des tentatives de séduction qui devront se clore sur un bon mot. La Minerve shandéenne, qui savourait ses perversités intellectuelles et ses curiosités frustrées, s'est muée en un séducteur distingué, qui traite les gantières et les femmes de chambre comme de grandes dames, et les grandes dames comme des créatures de choix. La comédie a changé de visage : nous n'en sommes plus à l'absurde de l'intelligence, mais décidément à l'absurde voluptueux du cœur.
Il n'est rien, d'ailleurs, au cours de ce voyage, qui n'apporte au voyageur, comme au lecteur, de quoi alimenter son appétit de bonheur. Alors que le premier voyage à travers la France, celui du livre VII de Tristram Shandy, emmenait la famille Shandy dans une galopade touristique désordonnée, et sarcastique, celui-ci prend presque la forme d'une homélie romancée exhortant les gens à susciter et partager les tendres émotions qui peuvent humaniser le monde, et rendre la vie plus que supportable, agréable. Le voyageur, qui n'est plus le satirique Tristram, mais le tendre Yorick, qui semble avoir troqué sa marotte d'amuseur contre le mouchoir parfumé du séducteur, en arrive à entonner un hymne à la sensibilité : « Chère sensibilité ! source inépuisée de tout ce qui est précieux dans nos joies, ou coûteux dans nos chagrins [...], fontaine éternelle de nos sentiments [...], tout vient de toi, grand, grand Sensorium de l'Univers, qui vibres lorsqu'un seul cheveu de nos têtes tombe sur le sol, dans le désert le plus reculé de la création ! »
Yorick a des larmes toutes prêtes pour le mendiant de la rue, le sansonnet dans sa cage, le prisonnier à la Bastille ; l'évocation du visage de son ami Eugenius mourant (John Hall Stevenson, son ami de Cambridge) lui en tire aussi, comme celles que l'oncle Toby versait au chevet du lieutenant Le Fever agonisant (Tristram Shandy, VI, chap. xi et cccix). Mais on sent bien que la vitalité du pleureur (devrait-on dire « pleurnicheur » ?) est atténuée : ce ne sont plus des larmes de compensation, mais un épanchement quasi maladif, qui risque de tout submerger.
Une page est tournée de la vie de Sterne, de son autorité de narrateur, comme de la sensibilité du siècle. Là aussi, Sterne est un précurseur. Bien plus que Richardson, qui avait aussi, du moins dans son œuvre romanesque, le discours pathétique et la larme facile, Sterne déclenche le flux des rhétoriques sentimentales, qui bientôt tenteront d'escalader les bastilles de la nuée où se cache l'Être suprême, mais finiront par s'affadir et s'épuiser dans les marécages de la vulgarisation. Mais peut-on condamner les précurseurs ? Qu'ils déclenchent le rire ou les larmes, ils sont toujours, plus ou moins, des apprentis sorciers.
Nous pouvons rire avec Tristram, et avoir la larme à l'œil avec Yorick. Mais, au-delà des réactions personnelles, il reste que Laurence Sterne – avec ses deux petits livres, qui valent bien plus que ses homélies professionnelles, car il convient de ne pas oublier que[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
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