MAUVIGNIER LAURENT (1967- )

Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Son œuvre installe ses fictions « à hauteur d'homme », dans une parole nouée que seule l'exigence de l'écriture permet de restituer. C'est là un paradoxe remarquable : si les personnages et leur milieu social orientent la lecture vers une représentation du réel, la rigueur formelle de la composition, aussi élaborée que discrète, inscrit le texte dans l'ombre portée de Beckett : « c'est pour commencer qu'on finit, toujours pour commencer qu'il faut finir, finir pour qu'enfin il y ait quelque chose à commencer », lit-on dans Loin d'eux (1999), son premier livre. On pense ici aux dernières pages de L'Innommable.

La douleur par défaut

L'innommable, justement, constitue le matériau de Mauvignier. Ses romans se livrent à un extraordinaire travail sur la parole ordinaire, si malhabile à dire « comment c'est » : comment l'incompréhension, l'incrédulité et la culpabilité mêlées au lendemain du suicide d'un fils ou d'un frère, quand les mots ne qualifient rien de ce qu'on éprouve (Loin d'eux) ; comment, l'emprise retrouvée d'une femme sur son mari volage qu'un accident lui livre paralysé (Apprendre à finir, 2000) ; comment, la trouble fascination d'une amie esseulée pour le viol dont sa voisine fut victime (Ceux d'à côté, 2002) ; comment, encore, l'amitié accordée, qui fait violence lorsqu'on espère de l'amour (Seuls, 2004). Chaque livre explore ainsi le difficile ajustement du discours aux émotions, des mots aux événements. Encore qu'il n'y ait guère de ces événements proprement dits, dont le roman traditionnel alimente ses péripéties. La phrase de Mauvignier restitue plutôt leur trace dans un quotidien qui en demeure comme irradié. Elle mesure l'onde de choc qu'ils produisent, où s'englue la parole.

Les romans de Laurent Mauvignier s'élaborent en monologues alternés, qui semblent parfois se passer le relais (Loin d'eux), parfois s'enchâsser les uns dans les autres (Seuls), mais manifestent toujours l'irréductible solitude de leurs énonciateurs. Leur parole est comme mitée par des bouffées de silence. Des phrases interrompues, béantes de ce qu'elles n'arrivent pas à dire, inventent ainsi, au rebours de ce que Roland Barthes appelait « écriture blanche » et « neutre », une voix blanche qui n'exprime la douleur que par défaut. Les fréquents retraits à la ligne, les segments syntaxiques réitérés en autant d'efforts pour relancer un propos qui se grippe, les figures de correction qui s'accumulent sans atteindre jamais le « fin mot » en constituent les caractéristiques majeures. Loin de tout réalisme mimétique, ces effets sont le produit d'un intense travail sur la forme, proche du ressassement de Beckett, des reprises obstinées de Claude Simon ou des torsions de langue de François Bon. Car jamais le texte ne prétend imiter une parole particulière : il s'emploie à saisir un état de conscience éminemment commun et partageable. À quoi s'ajoute une attention envers les postures des corps, les lieux communs de la sociabilité, toute une sociologie des modes d'être, de l'effort pour s'y tenir aux accrocs qu'on y fait quand le cœur chavire.