MAUVIGNIER LAURENT (1967- )
Faire parler les silences
De familial et privé, le drame devient collectif avec Dans la foule (2006), inspiré par la tragédie du stade du Heysel survenu à Bruxelles en 1985, et Des hommes (2009), fondé sur le tourment que la guerre d'Algérie laisse aux appelés du contingent. Mais le trauma demeure à chaque fois saisi au creux de consciences singulières, à « hauteur d'homme ». Il se dit dans des riens qui le perpétuent – des monologues encore, mais que les romans orchestrent avec une plus grande ampleur. D'un livre à l'autre, la violence n'est certes pas la même : subie par les victimes passives d'un stade livré aux hooligans, elle obsède jusqu'à la détestation de soi la mémoire de soldats coupables d'avoir pris part aux exactions. Vécue ou perpétrée, l'horreur n'émerge alors qu'à grand peine, du fond d'un silence où les existences se sont recluses. Si Mauvignier contribue ici au regard neuf que la littérature contemporaine porte sur l'Histoire, c'est pour montrer combien le présent en demeure empêtré, jusque dans l'ostracisme le plus banal.
Ostracisme encore, ce fait divers qui donne lieu à Ce que j'appelle oubli (2011), court texte d'une seule coulée : un jeune a été tabassé à mort par les vigiles du supermarché où il avait bu une bière sans passer en caisse : « un homme ne doit pas mourir pour si peu » répète le texte. Une unique et longue phrase qui ne peut finir tente de maintenir, au bout du souffle, le fil qui relie un narrateur anonyme au frère de la victime, comme pour empêcher que le silence ne recouvre l'injustice. En s'engageant ainsi, l'écriture de Mauvignier ne se fait pas manichéenne : elle pointe les violences qui ravagent notre temps. Avec ce long monologue, il était naturel que le travail des voix conduise l'écrivain vers le théâtre. Il y songeait déjà, comme en atteste Le Lien (2005), dont la forme entièrement dialoguée restitue les retrouvailles d'un couple sur fond de malentendu. En 2012, la mise en espace de Ce que j'appelle oubli par Denis Podalydès, au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, et l'adaptation chorégraphique de ce même texte par Angelin Preljocaj, précèdent la parution de Tout mon amour (2012), première pièce de Mauvignier, créée au Théâtre Garonne (Toulouse) par le collectif Les Possédés, qui avait également produit une version scénique de Loin d'eux. Suscitée par un autre fait divers, l'enlèvement d'un enfant, la parole s'y trouve à nouveau entraînée par le poids des souvenirs qui assaillent. Mais qu'elle soit proférée sur une scène ou non importe peu. Laurent Mauvignier postule une porosité entre les pratiques d'écriture. Comme on le voit encore avec Histoires de la nuit (2020), il recherche l'alliage qui donnerait à Truman Capote la puissance de Claude Simon : une « littérature hybride, qui n'annulerait pas sa force en conjuguant des possibilités a priori opposées, mais qui au contraire en multiplierait les potentiels respectifs ».
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
Classification
Médias
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