LAUTRÉAMONT ISIDORE DUCASSE dit COMTE DE (1846-1870)
« Les Chants de Maldoror »
Les Chants de Maldoror obéissent à une structure à laquelle l'auteur s'est employé à rester fidèle, malgré l'évidente évolution dont témoigne leur contenu. La publication de 1868 (le seul premier Chant) présentait, en effet, certaines parties dialoguées avec indications scéniques qui furent supprimées par la suite. Elles portent la marque des textes où, pour commencer, Lautréamont puisa son inspiration : le Manfred de Byron, le Konrad de Mickiewicz, le Faust de Goethe. De ces figures il gardera surtout l'image d'un héros négatif et satanique, en lutte ouverte contre Dieu. Mais le module qu'il choisit en fin de compte montre son intérêt pour la littérature épique ; de là, la division en strophes de chacun des Chants, à l'exception du sixième et dernier, où la fabrication d'un petit roman d'une vingtaine de pages prend le pas sur le genre jusque-là adopté.
Il est impossible de résumer Les Chants de Maldoror pour la bonne raison qu'aucune intrigue progressive ne s'y peut lire. On a l'impression que dans chaque strophe l'auteur donne libre cours à son imagination farouchement rebelle, à sa fureur ou à sa goguenardise, des sentiments aussi opposés pouvant chez lui faire bon ménage. Maldoror, être surhumain, archange du Mal, lutte sous différentes formes contre le Créateur, souvent ridiculisé (Dieu au bordel), et commet des actes meurtriers où se révèlent son sadisme et son homosexualité. Couramment sont séduits de beaux jeunes gens. Dans la version de 1868, l'une des premières scènes présente un dialogue avec Dazet (dont le nom sera supprimé dans les éditions suivantes), qui nous laisse clairement entendre que, malgré l'irréalité de ce qui est raconté, un substrat biographique nourrit ces pages. Il serait vain de vouloir tout à fait l'effacer, même si l'auteur s'y employa. Attestant le monde épique où se déroulent ces actions extrêmes, les objets et les animaux parlent, les métamorphoses se multiplient, l'emphase est de mise, et le gigantisme des personnages. Mais une constante ironie avertit le lecteur ; elle le force à prendre ses distances vis-à-vis de la narration et à juger le « phénomène » littéraire placé sous ses yeux. De plus en plus, cette voix critique se mêle au récit. Nous sommes convoqués au spectacle de l'œuvre en train de se faire et de se défaire. À partir du quatrième Chant, il n'est plus possible d'oublier cette contra-diction, ces phrases vampiriques captant la substance du poème. Le « petit roman » final donne une leçon d'écriture, tout en stigmatisant le style rocambolesque et, plus généralement, le feuilleton qui sévissait alors dans les journaux à grands tirages. Cette dernière fiction synthétique développe une intrigue maintes fois esquissée dans les pages précédentes. L'adolescent Mervyn, séduit par Maldoror, sera en vain protégé par Dieu et ses émissaires animaux. Une ultime scène grandiose le voit projeté depuis la colonne Vendôme jusque sur le dôme du Panthéon, lieux significatifs, peut-être trop !, et l'on peut deviner dans cet acte incongru une façon magistrale de se débarrasser de tous les romans du monde et de toutes les angoisses sentimentales qui les inspirent.
S'il est bien certain que Ducasse prend un plaisir extrême à fomenter des scènes d'une rare violence, où le malheur et la méchanceté tiennent lieu de sublime, il est non moins visible qu'il sert ainsi le ton unique qui est le sien, combinant l'amplitude du rythme et le désabusement supérieur, une manière d'inéluctable et quelque puissant principe d'antigravité. L'activité de ce rhapsode bibliophage passe aussi par le plagiat (nombreux sont les emprunts qu'il fait à différents ouvrages, scientifiques notamment) qu'il a su élever au niveau[...]
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Écrit par
- Jean-Luc STEINMETZ : agrégé de lettres classiques, docteur d'État, université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, professeur de littérature française à l'université de Nantes
Classification
Autres références
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