LAZARILLO DE TORMES (1553/54)
Un art de suggérer la vie
Plus on identifie la matière préexistante que l'auteur anonyme a prise à un stade d'élaboration généralement élémentaire, plus on admire l'art avec lequel il se l'approprie pour créer l'illusion d'« une vie » et de sa durée, d'un temps vécu qui s'insère dans un temps historique (entre une expédition de Djerba et des Cortès de Tolède : 1510 et 1525 ? ou 1520 et 1538 ? on en discute), où les saisons et la géographie comptent. Cet art, dont il n'y a pas trace dans la vie de Till Eulenspiegel (autre héros malicieux doté à la même époque, en Allemagne, d'une vie fabriquée avec des historiettes), atteint au chef-d'œuvre dans l'épisode de l'écuyer. On oublie l'excès de naïveté prêté au jeune Lazare, qui court barricader la pauvre maison croyant qu'on y amène un mort, tant l'auteur a su métamorphoser cette maison du conte folklorique en une vraie demeure tolédane vide de meubles et de provisions. Dans cette solitude étrange dont le maître, tirant une clef de sa poche, a ouvert la porte à l'enfant, les deux êtres si dissemblables vivent quelque temps en symbiose, Lazare découvrant la misère de l'écuyer impeccablement vêtu, écoutant ses professions de foi vaniteuses, qu'il conteste tout haut ou tout bas, en lui faisant avec délicatesse partager le pain de la mendicité. Le premier jugement littéraire porté sur Lazarillo de Tormes, celui du P. Sigüenza (Histoire de l'ordre de Saint-Jérôme, Madrid, 1605, III, 36) louait déjà la parfaite propriété de son langage et son art de respecter le decoro des caractères qu'il crée, ce qui « convient » à chacun : idéal codifié par Horace (Art poétique, v. 309-310). Nous sommes plus sensibles depuis Courtney Tarr (1927) aux correspondances qui donnent à cette Vie son unité, soit que le narrateur s'en remémore un moment, soit que l'avenir lui en soit facétieusement prédit, soit qu'il nous laisse en découvrir les subtils accords. Au départ de Salamanque avec l'aveugle, qui se joue de l'innocent en lui cognant la tête contre le taureau de pierre du pont, répond l'adieu du garçon à l'aveugle qu'il fait bondir contre un pilier des arcades d'Escalona ; à la bassesse du milieu familial originel fait pendant le déshonneur conjugal de Lazare adulte qui, sans sourciller, prétend suivre la maxime de sa mère : « Attache-toi au bon monde. » Ce n'est pas une ficelle – C. Guillén l'a bien vu – que cette « lettre parlée » dont le récit affecte la forme, et dont le destinataire a voulu être instruit du « cas » qui concerne son ami l'archiprêtre. El caso mis en vedette dès la préface, c'est le mariage, terme de cette vie qui fait retour sur son enfance. F. Rico et F. Lázaro ont fortement marqué l'ironie de cette optique (et le second une réminiscence possible de la Moria d'Érasme qui vantait déjà la crédulité des maris trompés comme une des sottises essentielles au bonheur du genre humain).
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Écrit par
- Marcel BATAILLON : ancien élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, administrateur honoraire du Collège de France
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