LE CARNET D'OR, Doris Lessing Fiche de lecture
Publié à la fois en Grande-Bretagne et aux États-Unis, Le Carnet d’or (The Golden Book, 1962) est l’œuvre la plus connue de Doris Lessing (1919-2013). Ce roman a influencé des générations de lectrices et de lecteurs qui y ont vu, pour la première fois, la représentation honnête et sans ambages de la condition féminine dans les années 1950. Si la portée du roman fut d’emblée unanimement reconnue, l’écrivaine dut essuyer les critiques de ceux qui n’y virent qu’une campagne de guerre menée contre les hommes. Le Carnet d’or n’avait pourtant pas pour but de devenir un manifeste féministe, même si, bravant tous les tabous de l’époque, l’évocation des rapports de force entre les sexes y est fondamentale. Le roman transmet avant tout une formidable protestation contre la violence, qu’elle soit sexiste, raciste, idéologique ou financière et, à ce titre, il dégage une grande force de conviction.
Un roman catalyseur de la mémoire
À l’instar du titre de son cycle autobiographique Les Enfants de la violence (Children of Violence, 1952-1969), dont elle avait déjà écrit les trois premiers volumes avant Le Carnet d’or, Doris Lessing est une « enfant de la violence » : née entre les deux guerres mondiales, elle garde les stigmates des récits que lui fit son père sur les tranchées de la Grande Guerre. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde reste toujours aussi brutal : la décolonisation, la guerre froide, la déstalinisation et l’invasion soviétique de la Hongrie (1956) conduisent à l’effondrement des idéaux communistes. Ces événements figurent dans les récits que contiennent les carnets intimes d’Anna Wulf, l’écrivaine porte-parole de Lessing dans Le Carnet d’or, sous la forme de coupures de journaux qui finissent par envahir les murs de son appartement, autant de morceaux d’histoire menaçants qui l’aliènent.
Comme Virginia Woolf dans Trois guinées (1938), Doris Lessing rejoint avec Le Carnet d’or une tradition radicale, féministe et pacifiste du roman, remontant aux mouvements de lutte pour le droit de vote des femmes, qui mêle ici documentaire, théorie politique et récit fictif. La volonté de Lessing d’archiver les témoignages vécus d’une époque, tout en les incluant dans la trame romanesque, marque l’ensemble de son œuvre, particulièrement dans La Cité promise (The Four-Gated City, 1969), le tome qui vient clore le cycle des Enfants de la violence, et dans sa science-fiction (notamment Canopus in Argos: Archives, 1979-1983). À travers Le Carnet d’or, l’écrivaine met en exergue les étapes de la création romanesque (portraits, résumés d’histoires, fragments autobiographiques), si bien que le roman se prête aux interprétations et aux approches les plus variées, du réalisme historique à la métafiction, des études féministes et postcoloniales au posthumanisme.
Avec la première occurrence du récit-cadre intitulé Femmes libres (Free Women), « l’enveloppe » des carnets qui les interrompt cinq fois, Le Carnet d’or s’ouvre sur une conversation entre Molly et Anna, deux amies divorcées partageant leurs échecs sentimentaux, leurs désillusions d’ex-militantes communistes et leurs inquiétudes en tant que mères. Dans le carnet noir qui suit, Anna raconte sa jeunesse dans les années 1940 − écho de celle de Doris Lessing en Rhodésie du Sud (l’actuel Zimbabwe) − empreinte d’une « nostalgie violente » causant le fort sentiment de culpabilité à l’origine de son impuissance créatrice. Son groupe d’amis socialistes avait tenté de lutter contre le racisme, leurs bonnes intentions finissant toujours par nuire aux Africains, un thème anticolonial récurrent des Nouvelles africaines(African Stories, 1964). Puis, le carnet rouge se concentre sur les expériences politiques d’Anna au Parti communiste, dans les années 1950. Le carnet jaune, quant à lui, met en lumière la porosité des frontières[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Anne-Laure BREVET : maître de conférences, professeure associée, Faculty of modern and medieval languages and linguistics, Cambridge (Royaume-uni)
Classification
Autres références
-
LESSING DORIS (1919-2013)
- Écrit par Christine JORDIS
- 2 090 mots
- 1 média
Parfois, la même œuvre obéit aux deux inspirations : les thèmes de la névrose et de la folie sont déjà présents dansLe Carnet d'or, roman réaliste s'il en fut ; Les Enfants de la violence, qui débutent à la façon d'un document, s'achèvent sur une vision prophétique où le monde réel...