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LE CHAPITEAU VERT (L. Oulitskaïa) Fiche de lecture

Paru en 2010, Le Chapiteau vert (trad. franç. S. Benech, Gallimard, 2014) s’inscrit dans la lignée des œuvres de Ludmila Oulitskaïa telles que Sonetchka et Le Cas du docteur Koukotski, qui décrivent l’évolution de destins individuels ancrés dans le contexte socio-historique de l’U.R.S.S. Cette fois, l’auteur a choisi comme cadre historique les années du dégel et du brejnévisme, et comme milieu celui de la dissidence. Le roman est encadré par la mort de deux Joseph emblématiques du xxe siècle – celle de Staline en 1953 et celle de Brodski en 1996 – faisant revivre quarante années de l’histoire soviétique vues sous l’angle de la résistance à l’idéologie dominante.

Le temps des dissidents

Avec ce roman, Ludmila Oulitskaïa souhaitait rendre hommage aux dissidents, pour que l’on ne sous-estime pas leur courage ni l'importance du rôle qu’ils ont joué, comme a tendance à le faire le régime russe du début du xxie siècle, et aussi pour que les nouvelles générations, trop éloignées de cette période et de ce mode de vie clandestin, n’ignorent pas leurs actions. Ainsi rencontre-t-on au fil des pages, outre les personnages du roman, de grandes figures de la dissidence, d’Alexandre Soljenitsyne à Andreï Sakharov en passant par Édouard Limonov, des événements marquants comme le procès d’André Siniavski et Iouli Daniel, qui entraîna en 1966 le début du phénomène de la dissidence, ou l’exposition du parc Belyayevo à Moscou, rasée par des bulldozers en 1974. Le mode de vie de ce milieu est lui aussi évoqué : les réunions dans les cuisines ou chaufferies d’immeubles, la fabrication de livres circulant sous forme de samizdats tapés à la machine en plusieurs exemplaires et reliés à la main, le passage de microfilms en Occident, les interrogatoires à la Loubianka, siège du K.G.B.

Oulitskaïa décrit les trajectoires de vie de trois amis depuis les bancs de l’école. Ces personnages sont présentés d’emblée comme des outsiders, souffre-douleur de leur classe à cause de leur « inaptitude totale tant à la bagarre qu’à la cruauté ». Ils resteront en marge de la société, liés par cette différence fondamentale et par le désir de s’échapper du monde grossier dans lequel ils vivent en se réfugiant dans la sphère de l’art : Ilya, le pitre dégingandé, passionné par la photographie, Micha, double objet de quolibets parce que roux et juif, poète médiocre mais enseignant dévoué, et l’aristocratique Sania, délicat et trop sensible, devenu un musicologue accompli, forment une union qui résistera aux épreuves que chacun traversera. C’est la découverte de la littérature par le truchement de leur professeur, véritable mentor, qui les mènera à la dissidence. Une dissidence active pour Ilya et Micha, qui diffusent le samizdat, intérieure pour Sania, entré dans la musique comme on entre dans les ordres, mais qui s’occupera de la famille de Micha quand ce dernier purgera une peine dans un camp. À travers ces destinées, Ludmila Oulitskaïa décrit la « génération des années soixante » (šestidesjatniki), qui a eu vingt ans au moment du dégel, a connu les enthousiasmes et les espoirs de cette période – la déstalinisation après le rapport Khrouchtchev en 1956, le festival de la jeunesse qui, en faisant venir en 1957 à Moscou des jeunes de tous les pays, devint le symbole d’une ouverture vite réduite –, puis la déception et l’enlisement des années Brejnev, lorsque la liberté entrevue devient à nouveau clandestine. Elle fait ainsi la chronique de la dissidence, la fixant dans les pages de son ouvrage comme son personnage central, Ilya le photographe, la fixe sur papier baryté.

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature et culture russes, Sorbonne université

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