LE CHEF D'ŒUVRE INVISIBLE et POUR UNE ANTHROPOLOGIE DES IMAGES (H. Belting)
L'historien de l'art allemandHans Belting (1935-2023) est l'un de ceux qui auront le plus contribué, depuis deux décennies, à renouveler les approches de l'histoire de l'art. Par ses travaux sur l'art médiéval, tout d'abord, dans lesquels il étudiait le culte des icônes à Byzance et à Rome, la transformation des modalités de représentation du divin, l'individualisation progressive de la relation entre la peinture et son public, l'instauration du tableau de chevalet et la formation des catégories artistiques à la Renaissance. Autant de problèmes essentiels, magistralement articulés pour former les étapes d'une histoire des images précédant l'histoire de l'art. L'élargissement de ce dernier domaine se doublait alors d'une critique des fondements de la discipline, encore dépendante du modèle vasarien du développement progressif des styles, de la conception winckelmanienne de l'autonomie de l'art, ou encore de la vision moderniste de la succession des avant-gardes.
Les développements de l'art contemporain et la fin de la croyance en une histoire de l'art autonome rendaient nécessaire l'abandon des modèles éprouvés servant à la présentation historique de l'art. Dans un court essai incisif, L'histoire de l'art est-elle finie ?, Belting résumait en 1989 les conséquences épistémologiques de cette fracture historique, faisant basculer la vieille histoire esthétisante de l'art vers une anthropologie des images : « Aujourd'hui l'artiste rejoint l'historien en repensant la fonction de l'art et en remettant en cause les prétentions traditionnelles à l'autonomie esthétique. Autrefois l'artiste étudiait au Louvre les chefs-d'œuvre. Aujourd'hui il va au British Museum pour envisager l'histoire entière de l'humanité, reconnaître l'historicité des cultures passées et prendre ainsi conscience de sa propre historicité. »
Dans Le Chef-d'œuvre invisible (traduit de l'anglais et de l'allemand par M.-N. Ryan, coll. Rayon art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 2003), Belting revient sur l'apparition et le développement, au long du xixe siècle et au début du xxe, d'une conception idéale d'un art qui transcenderait l'œuvre individuelle et du concept associé de chef-d'œuvre. La naissance du musée du Louvre et le culte romantique rendu à la Madone Sixtine de Raphaël à la galerie de Dresde sont deux moments clés dans la formation d'un idéal esthétique clairement inaccessible et dans la conception des œuvres comme des « rêves d'art ». Cette idéologie moderniste aurait trouvé une de ses formulations les plus révélatrices et influentes dans Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac (1831), où le peintre Frenhofer, désespérément amoureux de l'idée de l'art absolu, confond son œuvre avec une femme et détruit finalement le motif, pour ne laisser voir qu'une « muraille de peinture » – et un pied féminin –, réduisant l'art à n'être plus qu'une ombre. L'histoire de l'art moderne selon Belting serait celle d'une œuvre rêvée, qui, après avoir été entourée de rumeurs, apparaît comme une toile couverte d'une couche informe de peinture. La lutte de l'artiste au xixe siècle se fond dans ce devoir quasi ontologique de recherche d'une « vérité » de l'art, qui sous-tendrait nombre des œuvres les plus célèbres des impressionnistes ou de leurs successeurs, comme le souci de présenter la vie moderne sous la forme d'un tableau de musée éternel chez Manet, la transposition par Gauguin de l'Arcadie de Poussin dans son exil tahitien, ou encore le combat passionné de Cézanne avec ses Grandes Baigneuses. Pour Belting, le rêve d'un art absolu continue à dominer l'art des avant-gardes[...]
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Écrit par
- François-René MARTIN : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre
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