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LE CORBEAU, film de Henri-Georges Clouzot

Un dispositif pour mettre mal à l'aise le spectateur

Ce film, l'un des plus âpres et des plus puissants du cinéma français, fut en même temps l'un des plus détestés. Ambigu, apparemment « nataliste » et vertueux, en cela conforme aux valeurs de l'époque, il cherche à créer le malaise.

À la base, la structure est celle d'un roman d'Agatha Christie, qui aurait pu donner naissance à un film léger, sur le thème de « qui est le coupable ? ». Personnages pittoresques, notables locaux, soupçon généralisé, le petit monde de la sous-préfecture est croqué comme celui des romans policiers à énigme. Mais le film introduit dans ce cadre rassurant des éléments pervers – notamment par la crudité du langage, inédite à l'époque, et l'audace du thème (l'avortement). Il met en relief une question qui hante l'histoire du cinéma français : celle du basculement du langage entre le parler châtié des « gens bien » et la tentation de l'ordure et de la vulgarité.

Le principe est que, fussent-elles innocentes, toutes les personnes qui reçoivent les lettres sont salies et contaminées par leur ignominie. Le film, très habilement, donne à lire au spectateur des propos ou des mots « crus » (comme « putain »), que les personnages ne sauraient, selon les codes de l'époque, prononcer. Le dénonciateur prend soin de réserver ses flèches à un nombre limité d'individus respectables, des notables et ceux qui les servent. Les femmes sont soit des frustrées (Marie Corbin), des « saintes-nitouches », soit de fausses vertueuses (Laura Vorzet), soit des « grues » (Denise), soit, enfin, de toutes jeunes filles perverses et voyeuses (Rolande). Tandis que les hommes sont des cyniques ou des ganaches, vaniteux ou intéressés. Quant au peuple, presque absent du film, représenté par trois paysannes et une foule muette dans la rue, il est supposé être tenu à l'écart des vices que dénonce le Corbeau, et appeler comme seule punition le lynchage. La figure de la mère en long voile noir, que l'on voit s'éloigner librement après sa vengeance, incarne cette idée d'une justice sauvage, qui n'a rien à attendre des lois. Ce dénouement est à comparer avec celui, radicalement opposé, de M le Maudit (1931), de Fritz Lang, qui est certainement une des sources du film.

La scène la plus perverse est celle de la dictée, où, dans une salle de classe, le directeur de l'asile psychiatrique oblige dix-huit personnes à recopier et donc à assumer les lettres ordurières, dans le cadre d'un test graphologique. Dans une autre scène célèbre, Vorzet ironise sur la conception manichéenne que Germain se ferait des hommes. Faisant osciller au-dessus d'une mappemonde une ampoule électrique suspendue entre lui et Germain, il lui demande, pour relativiser la question du bien et du mal : « Où est l'ombre ? Où est la lumière ? ». Ce « relativisme » planétaire, à une époque où une grande partie de la Terre était séparée en deux blocs en guerre, ne sera pas apprécié par les Résistants. La photographie du film est par ailleurs très représentative d'un style de lumière très élaboré, voire alambiqué, qui sera longtemps propre au cinéma français « de qualité ». Mais le découpage est magistral, et le rythme du film ainsi que la direction d'acteurs ne connaissent aucune faiblesse.

— Michel CHION

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Écrit par

  • : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III

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Autres références

  • CLOUZOT HENRI GEORGES (1907-1977)

    • Écrit par
    • 438 mots
    • 1 média

    La place d’Henri-Georges Clouzot dans l'histoire du cinéma est malaisée à définir. Si tel de ses films a connu un succès considérable (Le Salaire de la peur), tel autre fut une expérience de laboratoire (Le Mystère Picasso). Tantôt il s'enlise dans le commercialisme le plus épais, tantôt...