LE COUTEAU (S. Rushdie) Fiche de lecture
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Un irrépressible désir de liberté
Les méditations de Salman Rushdie se nourrissent aussi de nombreuses références littéraires. Borgne, avec un œil gauche valide mais atteint de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), il redoute particulièrement la cécité ; évoquant la pièce 101 où les torturés de 1984 d’Orwell se voient confrontés à leur pire cauchemar personnel, il considère que la vie lui a offert une seconde chance que n’ont pas eue ses frères en littérature, ses amis fauchés par le cancer, Martin Amis et Paul Auster. Cependant, pour cet érudit à la vaste double culture, occidentale et orientale, on remarque que les citations les plus longues sont choisies dans des textes inattendus, comme ce classique de la littérature enfantine anglaise, Le Vent dans les saules de Kenneth Grahame : comme M. Taupe, Rushdie exulte de rentrer chez lui après douze semaines interminables. L’écrivain qui en son temps célébrait le déracinement, l’envol vers l’ailleurs et qui avait déjà connu trois vies, une en Inde, une en Grande-Bretagne – avec la clandestinité à la clé – et une autre à New York, à réapprivoiser la liberté et la vie publique, aspire, après sa « quatrième rééducation », à une « vie de rattrapage » aux plaisirs simples et domestiques, une vie bien privée, bien enracinée.
Est-ce dire que Rushdie se désintéressait de sa carrière d’écrivain ? Il évoque effectivement sa tentation de fermer définitivement son ordinateur, comme Philip Roth, qui a collé dessus un petit papier sur lequel est écrit que « le combat est terminé ». Mais Le Couteau constitue en fin de compte une réponse négative à ces doutes. Rushdie ne cesse de lutter à la fois contre la droite américaine et les « Trumpublicains » qui ont confisqué le mot « liberté » à leur profit, et contre la gauche radicale qui place la crainte d’offenser au-dessus de la liberté d’expression. À droite, « le premier amendement était devenu ce qui autorisait les conservateurs à mentir, à insulter, à dénigrer. C’était devenu une sorte de permis d’intolérance » encourageant aux États-Unis la mise à l’index des livres, la brutalisation des bibliothécaires et l’intimidation des professeurs par les parents d’élèves. À l’autre bout du spectre politique, lorsque PEN America décerna le prix Courage et liberté d’expression aux journalistes de Charlie Hebdo, en 2015, de nombreux écrivains s’opposèrent à ce prix en déclarant que le journal était « islamophobe et étatiste ». Plusieurs d’entre eux, autrefois des amis de Rushdie, ne lui adressent plus la parole.
Salman Rushdie, cependant, martèle sa conviction que la liberté d’expression n’est pas une offense, et que toutes les idées, quelles qu’elles soient, peuvent être en butte à la satire, à « notre irrévérence intrépide ». Il clame qu’il a survécu même s’il n’est pas indemne, et que sa détermination et son envie d’écrire, elles, sont intactes. Rejetant la tentation du repli, il répond « au grand M. Roth » : « Non, Philip […] Le combat n’est pas terminé. Tu peux ranger ton Post-it. »
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Écrit par
- Catherine PESSO-MIQUEL : professeur des Universités en littérature anglophone
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