LE CRÉPUSCULE DES DIEUX DE LA STEPPE, Ismaïl Kadaré Fiche de lecture
« Chez nous, la parole donnée, la bessa, est quelque chose d'absolu, et la violer est la plus grave des ignominies [...]. On dit que même le chêne, s'il trahit la confiance qu'on lui a faite, voit ses branches se dessécher », affirme l'écrivain albanais Ismaïl Kadaré (1936-2024). Avec Le Crépuscule des dieux de la steppe paru en 1981, il a donné un roman ouvertement autobiographique, centré, tout comme ses livres précédents, sur le destin de son pays.
Le refus de l'assimilation
Le narrateur se trouve en Union soviétique, comme tant de jeunes intellectuels des nations de l'Est, pour y parfaire sa formation sous l'aile du grand aîné. Nous saurons dans le cours du récit que nous sommes en 1958 : l'année du prix Nobel de littérature décerné à Boris Pasternak et des premiers ébranlements de la grande amitié soviéto-albanaise qui conduiront, deux ans plus tard, à la rupture des relations entre les deux pays. L'intrigue du roman va donc se dérouler à ce moment décisif, et sous le signe de cette bessa, à laquelle se réfère le narrateur comme à un précepte moral absolu. Écrit avec le recul du temps, le roman va, bien sûr, multiplier les petits faits et les grandes scènes de la vie quotidienne qui ne peuvent, ainsi narrés, que justifier la raideur avec laquelle l'Albanie d'Enver Hoxha reniera l'Union soviétique. Mais si les thèmes d'Ismaïl Kadaré, alors membre de la présidence de l'Union des écrivains et des artistes d'Albanie, répondent sans défaillance à la commande sociale en vigueur dans son pays (la seule démocratie populaire à n'avoir pas procédé à la déstalinisation), la manière de l'écrivain ne manque pas de subtilité.
Après Le Général de l'armée morte (1966), qui racontait le piteux retour en Albanie d'un général de l'Italie mussolinienne chargé de retrouver ses morts vingt années après sa défaite, Les Tambours de la pluie (1970) décrivaient, pour l'essentiel, la vie de tous les jours dans le camp des Turcs qui assiégeaient, en plein xve siècle, une grande citadelle albanaise. Toutes choses égales, ce roman, qui scrutait de l'intérieur le peuple menaçant, était une sorte d'Iliade qui eût été écrite par un Troyen, mais dans laquelle Troie n'aurait pas été prise. Et Kadaré allait jusqu'à imaginer, dans le détail, les doutes et les hésitations du chroniqueur de l'armée turque dont la fonction consistait à écrire le récit de la guerre.
La démarche d'Ismaïl Kadaré est, au fond, similaire dans Le Crépuscule des dieux de la steppe : le narrateur se trouve dans le camp étranger qui, bientôt, deviendra le camp adverse. Et là encore, c'est à la littérature que l'auteur va demander des comptes. Écrivain lui-même, le narrateur suit les cours de l'institut Gorki à Moscou et partage la vie des « gens de lettres » russes, originaires de diverses nationalités de l'Union ou bien de pays du camp socialiste. La peinture du milieu littéraire moscovite est saisissante et d'une implacable dureté. Le narrateur présente ainsi les différentes strates de l'institut Gorki : « Premier étage : c'est là que logeaient les étudiants des premières années, ceux qui n'avaient encore commis que peu de péchés littéraires. Deuxième étage : les critiques littéraires, les dramaturges conformistes, les vernisseurs de la vie. Troisième... cercle : les schématiques, les flagorneurs, les slavophiles. Quatrième cercle : les femmes, les libéraux, les désenchantés du socialisme. Cinquième cercle : les calomniateurs, les délateurs. Sixième cercle : les dénationalisés, ceux qui avaient abandonné leurs langues et qui écrivaient en russe... »
Car Le Crépuscule des dieux de la steppe est bien un roman de l'assimilation, ou mieux, du refus de l'assimilation. De jour[...]
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Écrit par
- Jacques JOUET : écrivain
Classification
Média