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LE CRÉPUSCULE DES DIEUX DE LA STEPPE, Ismaïl Kadaré Fiche de lecture

La « vengeance satisfaite »

Et c'est une impression d'écœurement profond qui passe dans le récit de l'échec amoureux du narrateur et de Lida, une jeune femme russe qu'il aime et qu'il guide, un soir, dans les méandres de l'institut Gorki. Cette histoire d'amour sera finalement celle d'une double autodestruction : celle qui est constituée par le « don » symbolique de la femme aimée à Stulpanz, le Letton, qui n'a pas encore renié sa langue, mais qu'on « travaille dans ce sens » et qui, donc, est sur la voie de l'assimilation ; et celle que le narrateur accomplit en chargeant Stulpanz d'annoncer à Lida la fausse nouvelle de sa mort accidentelle. « D'où me venaient cette exaltation, ce ricanement confus de vengeance satisfaite ? Ah ! oui, c'était qu'en disant à Stulpanz : „Prends-la !“, j'avais l'illusion de l'outrager de loin, de la traiter comme une esclave de harem, de la vendre. Je savais bien qu'il n'en était rien, que je n'avais aucun pouvoir sur elle, mais l'assurance avec laquelle j'avais dit ces mots à Stulpanz avait fait naître en moi ce sentiment. „Tu n'as qu'à la prendre ! répétai-je. Je parle sérieusement. Je te la passe“. »

Ce piège gluant de veulerie, dont le narrateur ne peut s'extraire que par des actes à ce point décisifs, atteint son point culminant dans l'extraordinaire narration de ce que Kadaré nomme « le vomissement des sujets ». Les écrivains se racontent mutuellement des sujets reflétant avec justesse la situation sociopolitique de leur pays et de leur époque, tout en sachant très bien qu'ils ne les traiteront jamais et qu'ils tomberont dans l'autocensure caractéristique d'une littérature élogieuse et complaisante : « Cent contre un, c'est le titre de ma pièce, disait une voix près de nous. Tu crois peut-être que je raconte comment un Soviétique s'est battu contre cent soldats allemands, un révolutionnaire contre cent tsaristes, un Coréen contre cent Américains ? Non, ma bique, il n'y a rien de tel dans ma pièce. Cent contre un, cela veut dire que le traitement d'un personnage est cent fois plus élevé que celui de l'autre, et le plus étonnant, c'est que tous deux sont des personnages positifs. » Cette histoire, naturellement, ne sera jamais écrite, souligne Kadaré.

Le Crépuscule des dieux de la steppe permet de mesurer le ressentiment nourri par un écrivain comme Kadaré à l'égard d'une littérature qui vit sur des silences et, au bout du compte, ne tient pas ses promesses de vérité. On trouverait chez Milan Kundera le même type d'amertume. Mais force est de constater qu'Ismaïl Kadaré, dans ce roman, ne remet pas en question une conception de la littérature comme reflet du réel ou comme apologie, le secret étant de refléter avec justesse et de justifier avec discernement.

— Jacques JOUET

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Média

Ismail Kadaré - crédits : Dan Porges/ Getty Images

Ismail Kadaré