LE CRIME DES LEMNIENNES. RITES ET LÉGENDES DU MONDE ÉGÉEN (G. Dumézil)
Combien des livres écrits par Georges Dumézil dans les années 1940 ou 1950 ont été envoyés au pilon ! On mesure l'incroyable gâchis de cette destruction quand on se rappelle que Dumézil n'a cessé de reprendre ses travaux, de les amplifier et de les perfectionner ; disposer des versions précédentes est donc essentiel du point de vue épistémologique. Ces versions successives, on s'en doute, ne sont jamais dépassées au point que le lecteur puisse les ignorer ou se contenter des extraits cités par Dumézil lui-même dans ses livres « de maturité », ne fût-ce que parce que les ouvrages écrits au cours des années 1940 et 1950 comprennent de nombreuses introductions passionnantes (souvent omises dans les versions remaniées). Ainsi le Loki de 1948 (réédité en 1986) contenait-il une longue et délicieuse critique de la méthode philologique et un exposé de la démarche prônée par Dumézil. Sa méthode, en fait, il ne la définissait que dans les réponses aux critiques et dans les polémiques, souvent vives. Bernadette Leclercq-Neveu, à qui on doit l'excellente présentation du Crime des Lemniennes. Rites et légendes du monde égéen, a tout à fait raison d'appeler Loki le « discours de la méthode » dumézilienne. Il faut donc féliciter les éditions Macula pour avoir pris le chemin inverse en republiant en 1998 (dans une édition présentée, mise à jour et augmentée par Bernadette Leclercq-Neveu) un essai datant de 1924, écrit par un chercheur de vingt-six ans.
Un connaisseur de l'œuvre de Georges Dumézil soulignerait toutefois que cet intérêt est légitime pour les livres postérieurs à l'année 1938. Car auparavant, diront-ils, il ne s'agissait que de tâtonnements, de « bêtises », pour reprendre la formule de Marcel Granet. Cette formule célèbre visait les modèles suivis par le jeune Dumézil. En sortant de ses études, ce dernier était un fervent adepte de la méthode de James Frazer et des théories de Wilhelm Mannhardt au point que son maître Antoine Meillet prit ses distances avec lui. Cette relative impopularité valut à Dumézil l'exil en Turquie et décida en fin de compte de son itinéraire scientifique.
Autrement dit, republier un livre appartenant à l'œuvre du premier Dumézil constitue une certaine gageure. Les duméziliens risquent de hausser les épaules, et les non-spécialistes de recueillir comme parole d'oracle le travail de jeunesse du vieux maître. Il serait sans aucun doute dangereux de mettre ce livre sans avertissement entre les mains des étudiants et du grand public ; mais, dûment présenté, l'ouvrage peut se révéler passionnant. Car même s'il ne s'agit pas d'un des grands livres de Dumézil, Le Crime des Lemniennes n'est pas à rejeter entièrement et, d'autre part, il contient déjà une bonne partie des idées qui seront pleinement développées par l'historien à partir des années 1940. Ce sont des « bêtises, mais des bêtises intelligentes », pour citer encore Marcel Granet.
Une précieuse introduction rédigée par Bernadette Leclercq-Neveu, accompagnée d'une série de notes et d'une anthologie des textes utilisés, rend l'ouvrage utilisable par tous. En pourvoyant les citations grecques ou latines d'une traduction, la présentatrice met le texte dumézilien à la portée de tous les publics. Enfin une annexe donne des extraits d'un article écrit en 1927 sur « quelques faux massacres », qui valut bien plus tard à Dumézil des reproches dont il a très profondément ressenti l'injustice.
La dimension limitée est la première qualité de cet essai du jeune Dumézil. C'est l'analyse d'un seul mythe, fermée sur elle-même et non engagée dans le vaste projet de reconstruction de la mythologie indo-européenne. On observe l'auteur dans son atelier de débutant, aux prises avec un mythe et un rite sans qu'il soit question[...]
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Écrit par
- John SCHEID : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)
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