LE CROIRE ET LE VOIR. L'ART DES CATHÉDRALES XIIe-XVes. (R. Recht)
Centré sur les développements de l'art des cathédrales, le livre de Roland Recht, Le Croire et le voir. L'art des cathédrales (XIIe-XVe s.),Gallimard, Paris, 1999, analyse les pouvoirs que le christianisme et l'Église conféraient à l'architecture, pour la période des xiie-xve siècles. À la suite de ses précédentes études, La Lettre de Humboldt. Du jardin paysager au daguerréotype (Christian Bourgois, Paris, 1989), Le Dessin d'architecture (Adam Biro, Paris, 1995), Penser le patrimoine, mise en scène et mise en ordre de l'art (Hazan, Paris, 1999), Roland Recht reprend la question de la naissance d'un regard artistique dans une culture donnée.
Il aborde ici le moment de rupture que constitua l'architecture gothique, plus particulièrement la cathédrale, conçue comme un système visuel global largement ouvert sur l'univers extérieur. Affaire d'architecture, bien sûr, la cathédrale gothique était aussi affaire d'image, donc de vue, de regard, porté par des connaisseurs et par des techniciens, conscients de leur rôle et de leur savoir. Dépassant, toutefois, l'interrogation sur l'œuvre de construction en elle-même (voir Alain Erlande-Brandenburg, article « Cathédrale », dans le Dictionnaire raisonné du Moyen Âge, sous la direction de J. Le Goff et de J-C. Schmitt, Fayard, Paris, 1999), débordant l'enquête sur l'église cathédrale comme institution ecclésiale et forme d'organisation sociale (voir A. Prache, Cathédrales d'Europe, Citadelles-Mazenod, Paris, 1999), l'auteur envisage le registre, très problématique, du « voir », qu'il associe précisément à la spécificité du moment gothique dans l'art occidental.
Qu'est-ce qui peut rendre compte d'un besoin accru de visibilité ? Qu'est-ce qui peut expliquer que, de plus en plus, du xiie au xve siècle, l'église de l'évêque en son diocèse fut pensée et réalisée comme un vaste espace perceptif ? À ces questions, l'inventaire historiographique des interprétations permet, en un premier temps, d'apporter quelques retouches et une certitude : la cathédrale fut toujours le lieu du débat critique d'une époque sur elle-même. Pour Jacques-François Blondel, au xviiie siècle, plus tard pour Eugène Viollet-le-Duc, la construction gothique, qu'ils idéalisaient à travers l'exemple de Notre-Dame de Dijon, était avant tout un discours d'ordre, une belle « mécanique romancée ». Entre les deux guerres, sous la République de Weimar, en Allemagne, la cathédrale devint la reformulation de l'idée de la Jérusalem céleste, dont les historiens de l'art, des laïcs pour la plupart d'entre eux, cherchaient à faire valoir les dimensions communautaire et intégratrice, en insistant sur le symbolisme qu'elle présentait à la vue de tous les fidèles (Hans Sedlmayr, Gunther Bandmann, Otto von Simson). Avec la deuxième école de Vienne, en revanche, elle fut placée au cœur d'une réflexion sur l'œuvre d'art, prenant en compte la dialectique de l'ornement et du style, celle aussi de l'espace et du plan (Otto Pächt). La cathédrale devenait un objet à part entière de l'histoire de l'art. Se situant par rapport à tout ce courant interprétatif, Roland Recht cherche à répondre à ces questions en se fondant sur les faits artistiques, qui sont, en même temps, des faits sociaux. À travers la densité des arguments qu'il propose émergent trois facteurs, en complète interaction les uns avec les autres. L'architecture de la cathédrale gothique répondit, d'abord, au désir, trop longtemps refoulé au sein de la chrétienté, de « voir pour croire », selon l'expression employée jadis par Émile Dumoutet (Le Désir de voir l'hostie et les origines de la dévotion au Saint- Sacrement, Lethielleux,[...]
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Écrit par
- Daniel RUSSO : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de l'Université, ancien membre de l'École française de Rome, professeur d'histoire de l'art médiéval à l'université de Bourgogne
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