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LE CUIRASSÉ "POTEMKINE", film de Serge Mikhailovitch Eisenstein

Un chef-d'œuvre expérimental

Presque tout le monde a oublié Potemkine, favori de la Grande Catherine et constructeur de Sébastopol ; il subsiste dans nos mémoires grâce au cuirassé qui portait son nom. De même, dans l'imaginaire collectif occidental, Odessa n'est plus que la ville où se trouvent certaines volées d'escaliers. Le film d'Eisenstein est devenu une véritable icône, comme la Joconde ou Guernica. Quant à la scène de l'escalier, ces six minutes palpitantes qui demandèrent à elles seules deux semaines de tournage, c'est l'icône à l'intérieur de l'icône ; elle fit l'objet d'innombrables citations ou allusions, de Bernardo Bertolucci (Partner, 1968) à Jan de Bont (Speed, 1994).

Pour son créateur, cependant, ce fut un film hautement expérimental. Dès ses mises en scène de théâtre, au début des années 1920, Eisenstein n'avait qu'une obsession : comment un spectacle peut-il déterminer à coup sûr une certaine réaction, « façonner » son spectateur ? À cette question, typique de l'époque et du contexte, il avait donné une première réponse, avec la théorie du « montage des attractions » : le spectacle doit violenter son spectateur, lui offrir surprise après surprise, choc après choc. Mais cela restait rudimentaire, et Le Cuirassé « Potemkine » fut l'occasion consciente, pour le jeune cinéaste (vingt-sept ans à la sortie de son film), de chercher dans le rythme un instrument d'influence plus sophistiqué. Les « escaliers d'Odessa » sont l'acmé de cette conception musicale du montage, avec ses « refrains » (les bottes des soldats) et ses variations, avec ses percussions (les gros plans, certains sanglants) et ses glissandi.

On raconte que Goebbels, le ministre de la Propagande nazi, réclama aux cinéastes allemands un « Potemkine national-socialiste ». C'est que le film avait trouvé une conjonction quasi parfaite entre identification aux héros et adhésion forcée à une forme qui vous « emballe ». Eisenstein lui-même revint toute sa vie sur cette réussite, pour en analyser le mystère. Le secret est simple : des personnages tout d'une pièce, incarnés par des acteurs aux gestes directs, presque frustes ; et un montage savant, où chaque plan est inattendu, mais répond à une attente créée par les précédents. La recette cependant est inimitable ; ni Octobre (Oktyabr, 1927), ni La Ligne générale (Generalnaya Liniya, 1929) n'en retrouvèrent la fraîcheur. Mais elle fut une inspiration pour quelques cinéastes, tel le Brésilien Glauber Rocha (1938-1981) qui fit revivre ce montage exaltant dans des fables sur l'exploitation des paysans du sertão.

Un dernier mot : pour faire rentrer des devises, les Soviétiques vendirent le négatif original à l'Allemagne en 1926. Les copies actuelles (y compris la « restauration » de 1960) sont issues de ce négatif – et donc irrémédiablement incomplètes, puisque la censure germanique y avait fait ses coupes...

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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Média

Nurse hurlante, extrait du Cuirassé Potemkine - crédits : Films sans frontières, Paris

Nurse hurlante, extrait du Cuirassé Potemkine

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