LE DAHLIA NOIR (B. de Palma)
Il y a entre le cinéma et le célèbre fait-divers non élucidé du « Dahlia noir », romanesque et sanglant, un flirt inabouti dont le beau film de Brian De Palma préserve la singularité.
En 1947, la police de Los Angeles découvre le cadavre mutilé, vidé de ses organes, d'une starlette, Elizabeth Short, surnommée le Dahlia noir. Le décor, le milieu, le mystère, les personnages qui gravitaient autour de la jeune femme paraissaient comme un débordement de la vague hollywoodienne du « film noir » jusque dans la vraie vie, comme si un paradoxe à la Oscar Wilde se vérifiait, la réalité venant imiter la fiction criminelle alors en pleine explosion. James Ellroy, un des rares équivalents contemporains des grands romanciers criminels classiques, en fit la matière d'une de ses meilleures œuvres, en 1987. Obsédé par le souvenir du meurtre, également non élucidé, de sa propre mère, il superposa sa quête personnelle à l'histoire du Dahlia noir, douloureux processus créatif rendu possible par les nombreuses zones d'ombre du fait-divers.
Il était vain d'attendre qu'une version cinématographique du roman intègre cette part intime. Le Dahlia noir de Brian De Palma paraît donc s'en tenir à l'enveloppe narrative ; il n'en constitue pas moins à l'heure actuelle, malgré la réussite de L. A. Confidential (1997, Curtis Hanson), l'adaptation la plus fidèle du roman d'Ellroy, bien que de nombreuses différences existent entre le livre et le film. Tenu par une matière solide, De Palma freine sa tendance à utiliser le scénario comme un prétexte, comme il l'avait fait dans Femme fatale (2002). Il ne s'approprie la matière qu'en se glissant dans ses interstices, préservant la qualité du film de genre : car Le Dahlia se présente d'abord comme un film noir exemplaire. À travers les exigences conjuguées d'Ellroy et de De Palma, il n'existe ni situation, ni décor, ni personnage qui ne possède sa source littéraire et cinématographique. La voix off, l'amitié masculine bafouée, la bipolarisation féminine entre blonde et brune sont des incontournables du genre. L'emprise de la morte et la confusion d'identité entre Elizabeth Short (Mia Kirshner) et Madeleine Linscott (Hilary Swank) renvoient à Laura d'Otto Preminger (1944). Le vicieux Linscott (John Kavanagh), avec ses deux filles, évoque le Colonel Sternwood du Grand Sommeil d'Howard Hawks (1946), de même que son esthétisme décadent le rapproche du Waldo Lydeker de Laura. D'autres allusions sont plus diffuses. Qu'on les perçoive ou pas, ces références constituent un tissu obsessionnel qui est la clé même des démarches respectives d'Ellroy en littérature et de De Palma au cinéma. Pour eux, l'acte créateur nie l'éphémère des choses et permet de croire qu'il est possible de rectifier ce qui s'est accompli. C'est dans cette conception de leur art que les deux artistes se retrouvent, et non dans une adaptation « au pied de la lettre » qui n'aurait eu d'intérêt ni pour l'un ni pour l'autre. Il n'est pas anodin que ce soit le décorateur italien Dante Ferretti, précieux collaborateur d'un autre grand « rectificateur » du réel, Federico Fellini, qui permette à Brian De Palma de ressusciter son Los Angeles en Bulgarie : les lignes lourdes du décor, restitué par le brillant directeur de la photo Vilmos Zsigmond en une vaste gamme d'ocres, où plane, comme un souvenir corrompu, la légèreté linéaire de l'art déco, constituent un tour de force artistique en soi.
David Fincher, le réalisateur de Seven, prépara le film avant de déclarer forfait. De Palma s'est donc introduit dans un projet qui ne lui était pas destiné, à la manière d'un contrebandier, dirait Martin Scorsese : il est la voix du réalisateur qui dirige Elizabeth Short[...]
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Écrit par
- Christian VIVIANI
: historien du cinéma, professeur émérite, université de Caen-Normandie, membre du comité de rédaction de la revue
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