LE DÉMON DE LA THÉORIE (A. Compagnon)
Le Démon de la théorie d'Antoine Compagnon (Seuil, Paris, 1998), sous-titré Littérature et sens commun, est l'un des rares essais qui traite de la crise théorique qui affecte la critique littéraire universitaire. Antoine Compagnon, professeur à la Sorbonne, auteur notamment d'essais sur Proust et sur La Troisième République des lettres, appartient à la génération qui apprit davantage des séminaires de Roland Barthes que du célèbre Raymond Picard. Le livre, quant à lui a pour projet d'établir un bilan de l'héritage formaliste – celui d'une époque qui a voulu, à la suite de Paul Valéry, fonder une science du texte – et d'en confronter les résultats face à la critique classique, qu'elle se proposait alors d'évacuer.
On se souvient du mot de Christian Bourgois : « la théorie c'est fichu » et de l'atmosphère endeuillée qui est tombée sur les années 1980. L'avant-garde avait vécu, et Philippe Sollers, dans un retour au roman classique, précédé de la fin de la revue Tel Quel, avait donné le signal du repli. En littérature, ce fut le moment de la redécouverte de l'histoire littéraire accompagnée d'approches parfois vouées au bricolage entre l'ancien et le nouveau. La disparition de Barthes, de Foucault, de Lacan, la fin des idéologies ne laissèrent bientôt subsister de façon visible que les pratiques déconstructivistes de Jacques Derrida ou la sociologie de Pierre Bourdieu.
Paradoxalement, c'est l'enseignement secondaire et universitaire qui a capitalisé le discours et les pratiques de la théorie littéraire de ce que l'on regroupe sous le nom de formalisme. Genette, Barthes, dont Le Degré zéro de l'écriture ou Figures furent reçues comme des œuvres initiatiques, sont trop souvent réduits aujourd'hui à de seules visées pédagogiques. Aussi Antoine Compagnon se pose-t-il la question sinon de la validité, du moins de la pérennité de la théorie littéraire dans les pratiques contemporaines.
L'intérêt de l'approche d'Antoine Compagnon réside dans la neutralité avec laquelle il aborde son sujet. Après une introduction – « Que reste-t-il de nos amours ? » – où perce une nostalgie pleine d'humour pour cette époque de fièvre théorique et conceptuelle, il rappelle que « les théoriciens des années 1960 et 1970 n'ont pas trouvé de successeurs ». Marxisme, sémiologie, psychanalyse cherchaient alors à inventer de nouvelles formes de conceptualisation, créant des « machines de guerre » contre une critique qui tirait ses principales ressources de l'histoire, et adoptait sans examen une idée classique du fait littéraire.
Inventorier le sens commun de la littérature, en faire la généalogie et confronter cette doxa aux alternatives avancées par les formalismes, tel est le but de cet essai. Le Démon de la théorie explore systématiquement six directions qui en organisent l'idéologie : celles de l'intention, de la réalité, de la réception, de la langue, de l'histoire et de la valeur littéraires. L'ensemble du livre contribue à reformuler la question qui a fondé la modernité – « Qu'est-ce que la littérature ? » –, en évitant de tomber dans l'aporie qui menace toujours et qui ramène inévitablement à la définition impressionniste : « La littérature, c'est la littérature. »
Antoine Compagnon constate d'abord que les batailles entre intentionnalité et texte, à l'horizon de la question de la « mort de l'auteur », n'ont jamais totalement éliminé les perspectives biographiques et historiques, quand bien même elle les ont relativisées. De même, la critique de la mimésis, comprise comme illusion référentielle, a tenté de dégager la représentation du réalisme, mais sans jamais totalement éliminer l'emprise du réel, malgré l'utilisation[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
Classification
Média