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LE DÉMON DES ORIGINES, DÉMOGRAPHIE ET EXTRÊME DROITE (H. Le Bras) Fiche de lecture

Classifications impossibles

La seconde révision consiste à renoncer à l'approche classificatoire pour mesurer l'apport migratoire. La nationalité permet de distinguer, à chaque moment du temps, une population étrangère d'une population nationale. La population étrangère n'est cependant pas un groupe capable de se reproduire comme tel, pour la simple raison que la société a institué des formes de passage vers la population nationale : la naturalisation et la fécondité des unions mixtes. Ce fait de société ôte tout sens à la tentative d'estimer l'apport démographique de l'immigration étrangère à la population nationale en classant les individus de cette population selon leur origine nationale : l'enfant d'une union mixte est-il à mettre au compte de l'apport étranger ou de la reproduction nationale ? La même raison rend absurde tout essai de quantifier les notions courantes, mais jamais explicitées, de première, deuxième ou n-ième « génération issue de l'immigration » : faut-il remonter dans la généalogie maternelle ou paternelle, et jusqu'où, pour trouver un ascendant étranger ? Dans quelle « génération » classer l'individu dès que l'on trouve plusieurs ascendants étrangers à des niveaux différents de sa généalogie ? Lorsqu'en outre on tente de mêler cette recherche impossible de l'ascendance étrangère avec celle d'une origine géographique, voire ethnique, on accumule une somme de choix a priori qui ôte définitivement tout contenu aux classifications produites. Parler enfin de « Français de souche » pour désigner ceux qui n'ont pas d'ascendance étrangère est un non-sens, tant le résultat est sensible aux critères retenus : un petit calcul donne 97 p. 100 d'ascendants d'origine étrangère dans la population française, dans l'hypothèse d'une immigration annuelle de 5 pour 10 000 depuis le Néolithique. Aussi sophistiquée qu'elle puisse être, une technique ne saurait être scientifique si elle aboutit à nier le fait que la reproduction mélange de façon incessante les origines.

L'auteur nous conduit ici à une réflexion sur le détournement du concept de génération. En démographie, ce mot désignait jusqu'à présent l'ensemble des individus nés au cours d'une même année. Numéroter des groupes d'individus selon la position du premier ascendant étranger que l'on trouve dans leur généalogie est une démarche différente, car elle ne renvoie plus au temps : une position donnée dans l'arbre généalogique n'informe en rien sur la date d'immigration. Nommer « générations » les groupes ainsi distingués est donc une altération sémantique. Substituer l'ancienneté généalogique à la durée, c'est remplacer des processus d'interaction sociale par la dilution du patrimoinegénétique comme critère de l'intégration. La vision temporelle des générations qui se succèdent, de la continuité de l'histoire, cède la place à une vision classificatoire héritée de la biologie et chère au racisme.

Le livre de Le Bras n'est pas une réflexion abstraite sur la démographie. Il est une réaction à des publications à statut scientifique dont il fait le procès. À ce titre, il invite à une réflexion éthique sur l'usage social et politique de la discipline démographique. Devant l'importance des questions soulevées, on peut se demander s'il était bien judicieux d'adopter un ton si vif pour incriminer autant que démontrer, car par endroits l'auteur recourt, dans le registre politique, à ce qu'il dénonce dans celui de la science sociale : la classification. Mêler dans un même texte l'engagement politique et la réflexion sur le discours scientifique est un exercice délicat.

— Philippe FARGUES[...]

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Écrit par

  • : chercheur à l'Institut national d'études démographiques, professeur invité à l'université Harvard