LE DERNIER ACTE (W. Gaddis)
Le dernier acte ? Vraiment ? L'homme qui, avec Les Reconnaissances (1955), a autrefois inventé la première version postmoderne de cet animal fabuleux, le « Grand Roman américain », le disait volontiers. Né en 1922, il entendait, en rédigeant Le Dernier Acte, sonner ses trois quarts de siècle. Mais il se flatte d'avoir été un écrivain posthume dès le départ et, dans la version originale, ce roman s'intitule plus joyeusement A Frolic of His Own – d'après une expression que William Gaddis est allé dénicher dans un manuel de droit du xixe siècle : selon la jurisprudence, un maître ne peut être tenu pour responsable si son domestique commet, lors d'une escapade, quelque « frasque de son cru ». Du vieux maestro à qui la « jeune » génération (celle de Thomas Pynchon, de Robert Coover, de Don DeLillo) doit tant, voici, en tout cas, la dernière frasque, la dernière extravagance.
Dans un premier temps, tout ce que laisse percevoir Le Dernier Acte (trad. M. Cholodenko, Plon, Paris, 1998), c'est un brouhaha. Gaddis a repris ici la technique si originale qu'il avait inventée dans son JR (1975) : écrire un roman presque entièrement en dialogues. Ça parle, ça parle, mais sans que l'auteur nous fournisse les marques signalant d'ordinaire qui parle. On se trouve donc plongé dans un continuum sonore, noyé dans la rumeur océanique de voix déferlant de partout. Mais on se laisse porter par le ressac et très vite on reconnaît chaque personnage, à l'inflexion de sa voix, à son tempo, à telle scie ou rengaine, à sa fréquence. Le langage, rien que du langage, tout le langage : pour Gaddis, il s'agit de capter, d'enregistrer, de reproduire le tout-venant que charrie le flux de la parole. Tout, y compris les balbutiements, incises, silences et lapsus. Pas seulement le message, clair, reçu cinq sur cinq, mais aussi l'amas de détritus sonores dont il faut l'extraire, le « bruit blanc » qui sans cesse le parasite et le brouille – le métastase, jusqu'à faire perdre l'espoir de dire jamais « quelque chose de quelque chose dont on pourrait dire quelque chose ».
Oscar, la cinquantaine, professeur de son état, est à l'hôpital. Il essayait, le nez sous le capot, de faire démarrer sa voiture en panne lorsque ladite voiture lui est passée sur le corps. Il est bien décidé à porter plainte, mais contre qui, au juste ? Contre lui-même ? Cela réduira délais de procédure et frais d'avocats. Ce sera, commente quelqu'un, « un procès entre qui tu es et qui tu crois être ». Oscar n'en est pas à sa première affaire. Il a écrit naguère une pièce de théâtre se déroulant pendant la guerre civile américaine : l'histoire d'un de ses ancêtres qui, incertain de l'issue des armes, stipendia pour se battre à sa place deux remplaçants – un dans chaque camp – jusqu'à ce que, sur le champ de bataille d'Antetiam, ils se retrouvent face à face et se suppriment l'un l'autre, dans un jeu de massacre à la Lewis Carroll. Cette pièce a été refusée partout. Or, aujourd'hui sort sur les écrans une superproduction, « dégoulinant de sexe et de sang », où Oscar « reconnaît » son script, défiguré. Il attaque Hollywood, pour plagiat éhonté.
Oscar est loin d'être le seul dans son cas. On citera par exemple cette dame du monde un peu écervelée qui, enceinte, réussit l'exploit d'avoir simultanément deux procès sur le feu : l'un contre l'hôpital, qui lui refuse l'avortement qu'elle réclame à cor et à cri ; l'autre, contre le même hôpital, pour « atteinte à la sécurité » du fœtus, à la suite d'une « amnioquelquechose ». On assiste, en fait, à toute une ribambelle de procès qui se croisent et décroisent, en diagonale, dans un jeu de billard fou. L'Amérique est peuplée de plaideurs, de « chicanous » en proie à la fureur procédurière.[...]
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Écrit par
- Pierre-Yves PÉTILLON : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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