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LE DERNIER MOUVEMENT (R. Seethaler) Fiche de lecture

Deuil et jalousie

À ses souvenirs de gloire musicale où se mêlent fierté, rage et impatience se joignent des réminiscences plus intimes, des réflexions sur sa vie tumultueuse avec Alma. De dix-neuf ans sa cadette, issue d’un milieu cultivé et excellente pianiste, la jeune fille a renoncé à une carrière prometteuse pour épouser Mahler, qui est subjugué par sa beauté et son indépendance d’esprit. Alma a métamorphosé son existence et l’a introduit dans le monde tourbillonnant de la vie culturelle viennoise ; elle lui a fait rencontrer entre autres Gustav Klimt, Alexander von Zemlinsky et Arnold Schönberg, dont Mahler est devenu le défenseur et le protecteur. Mais le bonheur se paye au prix fort. « J’en ai assez. De tes humeurs. De tes maladies. Tes accès de fureur, ta jalousie », lui lance-t-elle un jour. Grelotant et fiévreux, Mahler revit l’infidélité d’Alma avec le jeune architecte Walter Gropius, sa discussion avec Freud qu’il est allé voir exprès en Hollande pour lui parler de son désarroi et qui ne lui a répondu que par des lieux communs. Toutefois, au-delà de cette blessure narcissique, ce qui taraude le plus Mahler, c’est la mort à sept ans de sa fille aînée dont il reste inconsolable. « Cela faisait maintenant quatre ans que Maria était morte, mais il lui semblait pouvoir encore entendre sa voix sous le battement des moteurs et les vagues qui claquaient. » On perçoit là toute la fragilité et la réserve de tendresse de cet homme réputé dur, égoïste et despotique.

L’épilogue fait réapparaître le garçon de cabine, quelques mois plus tard, dans un bar de New York. Il y découvre un vieux journal avec la photo de l’homme à qui il apportait du thé chaud un jour de février : c’est l’annonce du décès de Mahler. Cette conclusion en forme de coda modulante n’est pas une simple pirouette pour éviter la description de la mort de Mahler, mais une façon d’éviter Vienne, imprudente et prodigue, pour laisser l’ombre de Mahler planer face à l’immensité de l’horizon, loin de cette Europe qui va plonger dans la guerre.

Ce récit ciselé, aussi bref que profond, n’est pas une biographie, encore moins une étude musicale, mais plutôt l’évocation d’une grande solitude entre ciel et mer, « solitude sans consolation » d’un génie créateur, où le mouvement toujours recommencé des vagues est comme l’ultime symphonie inachevée d’une vie vouée à la musique.

— Pierre DESHUSSES

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