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LE DÉSESPÉRÉ, Léon Bloy Fiche de lecture

« Un chrétien du second siècle égaré dans la troisième République » (J. Maritain)

Après d'Aubigné, le Hugo des Châtiments ou Lautréamont, avant Ezra Pound, Céline ou Thomas Bernhard, Léon Bloy s'inscrit dans la lignée, pas si féconde, des grands imprécateurs de la littérature. Incontestablement, c'est la violence du propos, forme et contenu confondus, dans l'expression passionnée d'une foi catholique militante – pour ne pas dire guerrière – comme dans les vitupérations frénétiques contre son temps, incarné par la figure honnie du « bourgeois », qui demeure la « marque de fabrique » de cet écrivain maudit s'il en fut. Car derrière le « roman à clefs » qui règle son compte, avec une verve sans égale, à une brochette de notabilités de la « troisième République des Lettres » (romanciers, comme Alphonse Daudet ou Paul Bourget, directeurs de journaux comme Adolf Wolff), se lit la quête « désespérée » d'un mystique égaré dans une société matérialiste et scientiste, résolument oublieuse – l'Église la première – du message des Évangiles.

Pourtant le livre ne s'épuise pas dans la satire ou le pamphlet. Marchenoir le dit : « Je suis né désespéré ». L'impuissance du prophète Bloy-Marchenoir à faire entendre son message ne tient pas seulement au pharisianisme de son auditoire, mais, plus profondément, à l'insondable mystère de la Vérité qu'il s'est assigné pour mission de révéler, et aux limites même du langage. Littéralement habité par le Verbe divin, Marchenoir n'en éprouve pas moins son inévitable dégradation dans la voix terrestre qui le porte. Il finira par en mourir : « Le malheureux, dont les dents noyées d'écume étaient serrées, à faire éclater l'émail, par le cabestan de la contracture, faisait des efforts désespérés pour parler. Ses lèvres retroussées et violettes essayaient en vain de configurer les deux syllabes qu'il aurait voulu faire entendre [...]. Dans son impuissance, il montra le crucifix, désigna une feuille de papier, fit à moitié le geste d'écrire. Tout fut inutile. »

Et l'on en arrive ici à la question centrale, celle du style de Léon Bloy. À son ambiguité, et même à sa contradiction fondamentale, d'où naît, sans doute, la jubilation qu'il suscite. L'écriture de Bloy (qui se superpose à peu près exactement à la parole de Marchenoir, dans un récit à la troisième personne qui est en même temps constamment discours à la première) se donne comme l'expression compulsive d'une exécration personnelle, tout en s'inscrivant dans une rhétorique pamphlétaire que nous ne devons pas ignorer bien qu'elle ne soit plus guère d'actualité. Le flot imprécateur déborde en permanence du genre dans lequel, pourtant, il se coule ; la vocifération se déploie dans le respect de la grande période oratoire qu'en même temps elle disloque ; l'éructation, sans céder à la tentation de l'onomatopée ou de la glossolalie, puise dans une invraisemblable richesse lexicale. Dans Le Désespéré, cette dialectique de la « tenue » et de l'excès, de l'ordre et du chaos, crée une curieuse distance. De toutes les façons d'aborder l'œuvre de Bloy, il n'est pas certain que l'empathie soit la meilleure, si l'on entend par là identification à une révolte, ou compassion pour une impuissance ou une souffrance. Ce que Le Désespéré suscite aujourd'hui chez le lecteur, c'est d'abord, c'est surtout un formidable éclat de rire : cette « explosion perpétuelle de colère et de souffrance » (Baudelaire) devant la « séculaire farce tragique de l'homme ».

— Guy BELZANE

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