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LE DIMANCHE DE LA VIE, Raymond Queneau Fiche de lecture

Les facéties du langage

Cette histoire loufoque, mais ténue, est, au fond, sans importance. Elle est avant tout prétexte à une révolution langagière que Queneau mène depuis quinze ans et qui trouve là son apogée. Dès 1937, en effet, celui-ci s'inquiétait de l'écart grandissant entre la langue écrite et la langue parlée et estimait que, s'il ne prenait pas en compte la réalité effective de cette dernière, le français littéraire, à l'instar du latin, deviendrait une langue morte.

Inventer un français correspondant à la langue réellement parlée, tel est donc le dessein poursuivi par Queneau. Cela signifie d'abord faire entrer la langue populaire dans la création littéraire. Non pas la langue violemment syncopée d'un Céline, mais la gouaille des faubourgs, avec ses réparties et ses calembours dont Zazie dans le métro sera le modèle. Cette langue populaire ne se substitue pas au français écrit, mais coexiste avec lui, dans d'incessants effets de contrastes. Dans Le Dimanche de la vie, la trivialité alterne avec des pages de grand style dont le caractère est essentiellement parodique : il y a du César Birotteau dans l'ouverture de la boutique de Valentin, du Bouvard et Pécuchet dans son apprentissage de la sainteté.

Il s'agit ensuite de rompre la construction académique de la phrase et l'ordre sujet, verbe, complément, en introduisant des rejets, des répétitions. Dès la première phrase, Le Dimanche de la vie entérine cet usage : « Chaque fois qu'il passait devant sa boutique, elle le regardait, la commerçante, le soldat Brû. »

Enfin et surtout, Raymond Queneau, au gré d'une « ortograf fonétik », va noter très exactement le français parlé afin de restituer la véritable musique du langage. Ainsi, les élisions apparaissent (« Chsais pas », « je ndis pas », « sauf vott respect », etc.), les mots étrangers sont francisés (« sisteurs », « coquetèle », « fouttballe », etc.). Certains énoncés sont transcrits par un agrégat sonore qui les rend méconnaissables. Avant le célèbre « doukipudonktan » de Zazie dans le métro, Le Dimanche de la vie invente « mézalor », « maizouimachère » et surtout « polocilacru ».

Toute tradition orthographique étant abolie, le français est retranscrit comme le serait la langue d'une tribu primitive. Ce qui crée un effet d'« inquiétante étrangeté » d'autant plus fort que l'univers du roman multiplie par ailleurs les signes d'une France familière et rassurante (la mercerie au coin de la rue Jules-Ferry, le Café des Amis avec son Pernod ou son vin blanc gommé, les tavernes de la gare de l'Est), où l'on ne cesse de manger et surtout de boire.

C'est là l'univers du « dimanche de la vie » – au sens où l'entendait Hegel à propos de la peinture hollandaise –, un univers « qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais ». Faire de chaque jour un dimanche, suspendre le cours de la vie, tel est l'idéal de Valentin Brû qui tente de ne faire qu'un avec les aiguilles de la grande horloge devant sa boutique. Effort inutile : les êtres meurent, les signes familiers – voitures Delage ou vins blancs gommés – sont fugaces, et Hitler menace la nation. C'est pourquoi « il ne lui restait qu'à tuer le temps et à balayer en lui les images d'un monde que l'histoire allait éponger ».

Derrière la fantaisie et le burlesque, la gravité métaphysique n'est pas loin et donne au roman une profondeur inattendue. Car Raymond Queneau, féru de mathématiques, directeur de l'Encyclopédie de La Pléiade, éditeur de L'Introduction à la lecture de Hegel d'Alexandre Kojève n'était pas seulement un plaisantin. Mais le sérieux cède volontiers la place à la pirouette. Lorsque, à la fin du roman, Valentin, en apprentissage de sainteté, aide[...]

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

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