LE DIT DU VIEUX MARIN, Samuel Taylor Coleridge Fiche de lecture
En tête du volume de la première édition des Lyrical Ballads (1798), venait le long poème de Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), Le Dit du vieux marin. Selon William Wordsworth (1770-1850), le poème aurait « découragé les lecteurs d'aller plus avant, en raison de son étrangeté » et de ses « graves défauts » : le marin – héros du poème – « n'agit pas mais est perpétuellement agi » ; quant aux événements relatés, « ne découlant pas les uns des autres, ils paraissent arbitraires ». En conséquence de quoi, Wordsworth évinça le poème des éditions postérieures des Ballades. C'était oublier que les deux poètes s'étaient réparti les rôles : à Wordsworth les sujets naturels, à Coleridge, les surnaturels ; oublier aussi que Wordsworth avait soufflé à son ami l'idée du meurtre de l'albatros, objet de la transgression.
Le poids de la malédiction
Coleridge met en scène les tribulations d'un vieux marin, seul rescapé d'un naufrage, de retour d'un périlleux périple autour du monde, jusque dans les parages du pôle. Alternent dans le récit à la première personne (à l'exception des strophes d'introduction et de conclusion, narrées de manière impersonnelle) des phases dynamiques (associées aux tempêtes, aux vents et à l'intervention des esprits) et des périodes d'immobilité (quand le vaisseau est encalminé, que sévit la sécheresse au milieu de tant d'eau, et que deux personnages surnaturels, la Mort et la Vie-dans-la-Mort jouent aux dés le sort de l'équipage).
Parodiant certains récits de voyages, composé à la manière d'une ballade médiévale, le poème baigne dans un climat surnaturel, fait de terreur et de mystère physique et moral. Le vieux marin tient autant du Juif errant condamné à la damnation éternelle que du Lazare biblique ressuscité d'entre les morts. Exilé de la communauté des hommes en raison de la gravité de son crime (le meurtre de l'albatros, source de la malédiction et de la mort de tout l'équipage), il incarne aussi un certain type de héros romantique, marginal et solitaire, hanté par une culpabilité pour laquelle la seule expiation possible, par la parole, n'est au mieux que provisoire. Interpellant « l'Invité de la noce », le contraignant par le pouvoir « étrange » de son œil et de son verbe à écouter son récit, il l'initie à sa propre connaissance du mal inhérent à la condition humaine, et en fait un « homme alourdi d'une triste science » qui jamais plus ne goûtera aux joies ordinaires. Le poids de l'expérience inclut la charge du péché au sein de cette allégorie spirituelle : en tuant l'albatros, oiseau associé à Jésus et à la croix, le vieux marin s'en est pris aux forces du Bien ainsi qu'à l'ordre naturel : « Et moi, j'avais commis l'action infernale,/ L'action qui, bien sûr, leur porterait malheur :/ Car tous affirmaient que j'avais tué l'oiseau/ Grâce à qui la brise soufflait. Ah ! misérable,/ Disaient-ils, misérable, avoir tué l'oiseau/ Grâce à qui la brise soufflait ! » Le meurtre, proche de l'acte gratuit, demeure inexpliqué ; il est doublement sacrilège, en ce que, l'oiseau étant devenu l'ami de l'équipage dont il partageait les repas, le marin a également enfreint les lois sacrées de l'hospitalité. C'est pour n'avoir pas pris en compte la place de l'oiseau dans l'harmonie cosmique qu'il a commis la faute tragique. Mais c'est pour avoir béni le spectacle de la beauté cachée des « visqueux » et repoussants serpents de mer que le pêcheur bénéficie de l'intervention miraculeuse de la grâce divine. Le retour au port, à défaut de lui faire réintégrer l'ordre social, religieux et rationnel laissé derrière lui, et à nouveau enfreint lors du franchissement, à deux reprises, de la ligne de l'équateur, rend compulsive la réitération de son « dit », récit qui ne parvient qu'imparfaitement à conjurer la malédiction.[...]
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Écrit par
- Marc PORÉE : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Média
Autres références
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COLERIDGE SAMUEL TAYLOR (1772-1834)
- Écrit par Paul ROZENBERG
- 2 848 mots
- 1 média
... et Caïn, bannis l'un de la vie, l'autre du monde des hommes, s'interrogent sur les rapports entre le Dieu des morts et le Dieu des vivants. De même le périple halluciné de The Rime of the Ancient Mariner (Le Dit du vieux marin, 1798) affronte les problèmes de la dualité et du mal dont le...