LE FABULEUX DESTIN D'AMÉLIE POULAIN (J.-P. Jeunet)
Certains films relèvent de l'art, d'autres du symptôme. Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain (2001) relève-t-il de l'un ou de l'autre ? ou des deux à la fois ? C'est la question que pose la polémique déclenchée par ceux qui se sont attribué la mission de défendre un film pourtant favorablement accueilli par la presse comme par des millions de spectateurs.
L'objet paraît pourtant bien mince. Il ne traite ni de politique, ni de guerre, ni de violence, ni de racisme, ni de sexualité, ni même d'un quelconque fait de société. Amélie (Audrey Tautou), solitaire et rêveuse, serveuse dans un bar-tabac restaurant, découvre un jour, au hasard d'un geste amical, « sa vocation » : faire le bien autour d'elle. Cela lui permet de ne pas s'occuper d'elle-même, de tenir à l'écart ses propres sentiments. Pourtant, en rendant à un jeune homme, Nino Quincampoix (Mathieu Kassovitz), un album rempli de photomatons qu'il avait égaré, elle sortira de sa solitude.
Rien ici de bien différent d'un banal roman-photo. Mais Jean-Pierre Jeunet n'est pas un débutant naïf et inexpérimenté. Avec Marc Caro, il a signé deux films originaux, Delicatessen (1991) et La Cité des enfants perdus (1995). Leur succès lui a valu de réaliser à Hollywood, en 1997, le quatrième volet d'une suite populaire, Alien, la Résurrection. Le scénario d'Amélie Poulain ne se réduit pas à un concept minimaliste. J.-P. Jeunet et son scénariste Guillaume Laurant ont développé à plaisir la caractérisation de chaque personnage. Ils ont mis en évidence des traits aussi incongrus qu'inutiles au déroulement de l'intrigue, mais qui donnent rapidement au spectateur le sentiment de fréquenter de longue date la buraliste hypocondriaque, la concierge ressassant un chagrin d'amour, ou le vieux voisin d'Amélie, le peintre Dufayel, qui craint de voir ses os se briser et ne cesse de recommencer une copie du Déjeuner des canotiers de Renoir, et enfin Nino, qui collectionne les photomatons oubliés près des machines... Chacun pourrait se définir, tel un ordinateur, par un système d'oppositions simples, souvent binaires : « J'aime ceci, je n'aime pas cela. » Ainsi, Amélie aime passer ses mains dans les légumes secs, casser la croûte des crèmes brûlées, faire des ricochets sur l'eau...
Sur ce plan, le film rejoint une certaine tradition du cinéma français des années 1930, avec ses acteurs – Jules Berry, Carette ou Jean Tissier – au jeu tellement typé qu'il est proche, parfois, de la caricature. Ce cinéma, sous la forme du réalisme poétique, a été fréquemment évoqué à propos de l'esthétique du Fabuleux Destin d'Amélie Poulain. Mais il s'agit ici d'un réalisme poétique débarrassé du pessimisme profond qui caractérisait Lejour se lève, du tandem Carné-Prévert, ou des films de Julien Duvivier comme Pépé le Moko. Nous sommes plutôt du côté du « petit monde » gai et mécanique de René Clair. La marge est faible entre la concierge, le boucher, l'épicier, la crémière, l'huissier du Million et la concierge, l'épicier, la tenancière, le peintre du film de Jeunet. Quant au décor, son utilisation rejoint effectivement l'esthétique de Marcel Carné : la brume qui entourait les routes et le port du Havre du Quai des brumes n'était rien d'autre que la projection de l'univers mental du héros déserteur interprété par Jean Gabin. Chaque personnage du Fabuleux Destin d'Amélie Poulain est lui aussi prisonnier de son petit monde, qu'il enjolive comme il peut, à moins qu'il ne jouisse de ses maux plus ou moins imaginaires, comme la buraliste ou le client jaloux. Jeunet modernise le style de Carné, qui filmait des extérieurs réels (certains plans du Havre) comme des décors. Alors que l'image de synthèse tente[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification
Média