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LE GOUFFRE et DANS LE BROUILLARD (L. Andreïev)

Malgré quelques rééditions de traductions anciennes (citons en particulier Le Mensonge, nouvelles traduites par Serge Persky et Teodor de Wyzewa, Phébus, 1994), on lit peu en France l'œuvre narrative de Leonide Andreïev, mieux connu comme dramaturge. Le Gouffre (1998) et Dans le brouillard (1999), les deux premiers volumes des Récits complets publiés aujourd'hui chez José Corti dans une nouvelle traduction, incisive et concrète, de Sophie Benech, rendent sa place à un nouvelliste de très grand talent, emblématique, en Russie, d'une époque entière.

La littérature de la fin du xixe siècle en Russie se partage en deux courants (« décadents » et « réalistes ») qui se mêlent autant qu'ils s'opposent. Au confluent des deux tendances, on trouve le récit, genre des périodes de crise, quand recule la grande forme romanesque. Tchekhov et quelques autres ont donné ses lettres de noblesse à la forme brève, dense, exploratoire, allusive, volontiers symbolique, et qui fait la part belle au travail du mot et du rythme. Avec les œuvres de Kouprine, de Bounine, d'Andreïev, contemporains exacts, elle domine la prose russe du début du siècle. Andreïev est, de tous, celui en qui s'allient de la façon la plus radicale, dans une outrance expressionniste qui le définit, la peinture du réel et l'exploration du fantasme, l'abstraction allégorique et la fixation du détail concret, le naturalisme et le symbolisme.

La vie tourmentée de Leonide Andreïev, mort en 1919 à quarante-huit ans, coïncide en Russie avec une époque troublée, grosse des tempêtes à venir. Industrialisation et urbanisation accélérées, mutations sociales, radicalisation du mouvement révolutionnaire, guerres dévastatrices, désarroi moral, perte générale des repères, pressentiment d'une apocalypse : on retrouve tout cela dans l'écriture d'Andreïev, excessive et angoissée, hantée par la folie et par la mort.

Entré en littérature au début des années 1890, Andreïev a connu l'inquiétude sociale et morale que mettent en scène ses récits : issu d'un milieu provincial modeste, adolescent torturé et suicidaire, orphelin de père à dix-huit ans, il assure la subsistance de sa famille tout en poursuivant des études de droit. Ses premiers récits sont écrits sur fond de misère, d'alcool et de déséquilibre psychique. Il faudra un travail régulier de chroniqueur judiciaire au Courrier de Moscou, et l'appui de Gorki, pour qu'il prenne la mesure de ses forces. Après Bargamote et Garaska, un conte de Noël très dickensien qui le fait connaître en 1898, il enchaîne récit sur récit, puisant ses sujets aux souvenirs de son enfance à Oriol, à ceux de ses années d'étude ou de ses débuts d'avocat. Son premier recueil, en 1901, inaugure dix années d'une célébrité parfois teintée de scandale. Une vive polémique s'engage autour de deux récits, Le Gouffre et Dans le brouillard, écrits tous les deux en 1902 sous l'influence de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï. La pulsion sexuelle mise à nu y côtoie les territoires du crime, mais, par la complexité de l'analyse, les potentialités de généralisation dont ils sont riches, les deux textes excèdent de très loin la brutalité de leur sujet.

Les personnages d'Andreïev, si divers qu'ils puissent paraître – adolescents tourmentés, étudiants, hommes d'Église, simples employés ou intellectuels avertis, médecins ou fous –, sont tous habités par une même angoisse. Dans le monde feutré d'un asile d'aliénés où les malades violents ne sont pas admis, la violence n'est présente que sous la forme des heurts étouffés, « faibles et monotones », d'un malade enfermé qui cogne inlassablement à sa porte (Les Fantômes). Cette sommation des profondeurs, ce tocsin de l'âme hante tous les récits d'Andreïev, grand[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École nationale supérieure de Sèvres, maître de conférences honoraire à l'université de Paris-Sorbonne

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