LE GRAND INCENDIE DE LONDRES, Jacques Roubaud Fiche de lecture
« En traçant aujourd'hui sur le papier la première de ces lignes de prose, je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui conçu au début de ma trentième année comme alternative au silence, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. »
Le Grand Incendie de Londres de Jacques Roubaud, dont le premier volet a paru en 1989, est l'une des entreprises majeures de la littérature française contemporaine, à la charnière des xxe et xxie siècles. Jacques Roubaud s'était consacré dès les années 1960 à un triple projet, concernant les mathématiques et la poésie. Pour lui, « le Projet de poésie devait être associé à une réflexion sur les éléments constitutifs de la poésie en langue française (histoire de la poésie : la „biographie“ de l'alexandrin), sur l'étude de quelques formes poétiques privilégiées, comme le sonnet ou le tanka japonais et sur des principes généraux, essentiellement le nombre, le mètre et le rythme (théorie de Pierre Lusson). Le premier moment de sa construction s'était inspiré du jeu de go. Le Projet de mathématique était centré sur la topologie, et une combinatoire algébrique, toutes deux inspirées de la théorie des catégories » (« Des mondes : Projet, récit », in Brouillons d'écrivains, B.N.F., 2001).
L'art de la mémoire
Un roman devait accompagner ce projet, en constituant le troisième volet : Le Grand Incendie de Londres. Ce titre est lié à un rêve fait en 1961 : « Dans ce rêve, je sortais du métro londonien. J'étais extrêmement pressé, dans la rue grise. Je me préparais à une vie nouvelle, à une liberté joyeuse. Et je devais élucider le mystère, après de longues recherches. Je me souviens d'un autobus à deux étages, et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie » (« Des mondes : Projet, récit », ibid.). L'échec des deux autres projets allait entraîner l'abandon du roman initial qui aurait été la machine narrative idéale, un objet participant de l'utopie textuelle.
En 1979, Jacques Roubaud dresse le bilan de dix-sept années de recherche et publie dans Mezura, Cahiers de Poétique comparée, un texte qui va orienter tout son travail à venir et constituer le programme de ses publications depuis cette date. Dix ans plus tard, il substitue au « roman » projeté, un récit, qui n'est à proprement parler ni une fiction, ni une autobiographie.
« Dès que je me lève, je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l'ai déposé là la veille au soir, pour ne pas avoir trop à remuer dans la cuisine, pour minimiser le bruit de mes déplacements, c'est quelque chose que je continue à faire, jour après jour, moins par habitude que par refus de la mort d'une habitude, et bien que cela (être silencieux, ne pas risquer de réveiller) n'ait plus désormais la moindre importance, pas plus que de mettre le bol à ma place à cette table ; à ce qui était ma table. » Ce récit est celui d'un homme, reclus dans sa chambre d'écriture, frappé par un double deuil, celui de la femme aimée et celui du projet. Il tente de conjurer l'éros mélancolique qui le guette par l'exercice quotidien d'une règle d'écriture. Le livre va s'offrir comme la pseudobiographie d'un Jacques Roubaud imaginaire, et s'inscrire dans le prolongement des vidas (biographies) de troubadours. Cette ontologie paradoxale trouve son fondement dans une théorie de la mémoire affectant celle du sujet, héritée des ars memoriae de la Renaissance. Au contraire de Proust, il ne s'agit pas ici de « ressusciter » le passé, mais grâce à ce que Roubaud appelle des « effecteurs ou conducteurs de mémoire », de plonger dans un labyrinthe d'images.
La branche un, qui donne son titre générique à l'ensemble, est consacrée à la destruction du[...]
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
Classification
Autres références
-
ROUBAUD JACQUES (1932- )
- Écrit par Robert DAVREU
- 2 519 mots
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