Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LE GUÉPARD, film de Luchino Visconti

Entre deux mondes

Comte lui-même, descendant d'une très vieille famille, Luchino Visconti pose avec Tomasi di Lampedusa sur l'aristocratie italienne de l'époque du Risorgimento le même regard critique que Léon Tolstoï sur l'aristocratie russe de la guerre patriotique de 1812 dans Guerre et Paix (1863-1869). Le Guépard est son film le moins tourmenté, un film à la fois lent, souriant et crépusculaire, qui s'offre le luxe de se terminer sur une longue séquence sans événements, celle du bal, où le temps s'écoule de lui-même, dans une durée romanesque.

Le titre s'explique par le blason de la famille Salina, un léopard ou un guépard dansant, dressé sur ses pattes postérieures. Mais on assimile le noble animal au prince Salina lui-même. Burt Lancaster – auquel le réalisateur confiera de nouveau le rôle principal de son chef-d'œuvre Violence et Passion (Gruppo di famiglia in un interno, 1974), où est traité de manière plus tragique le passage des générations – incarne avec une autorité et une crédibilité incroyables un homme au tempérament vigoureux, qui s'ennuie au côté d'une femme bigote et pleurnicharde, et veut transmettre le flambeau de la jeunesse et de la fougue. Il est poignant lorsqu'on le voit tenté par la jeunesse d'Angelica, qu'il « donne » à son neveu, et lorsqu'il évoque sa propre mort en regardant un tableau. Alain Delon, après avoir été Rocco dans le film précédent, excelle dans un rôle de jeune homme enthousiaste et désinvolte à la fois. C'est son personnage qui souffle au prince Salina la phrase étrange que celui-ci répétera : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »

Hymne au renouvellement des générations, Le Guépard est aussi une analyse historique des alliances de classe. Le prince Salina est un sceptique lucide, qui n'est pas dupe de l'Église – représentée par un prêtre arrangeant et un peu rustre – et de son opportunisme politique. Il ne croit qu'à la beauté et à la jeunesse, même si, à regret, il voit celle-ci ne pas accorder le même prix que lui à l'art, à la science et à la culture. Le film est plus amer et ironique qu'il ne semble ; presque tous les personnages masculins sont soit dans l'accommodement et le compromis (donnés dans le film comme un trait de l'identité italienne), soit dans le reniement de leurs idéaux (Tancredi). Pendant qu'on danse, on exécute. Le mariage d'amour des deux jeunes gens est aussi un mariage de raison, arrangé par les familles, pour servir leurs intérêts : il sert le père d'Angelica, pour justifier ses propres prétentions à être reçu dans la noblesse, et il donnera à Tancredi les moyens de tenir son rang. Les personnages analysent l'histoire : la formation de l'unité de l'Italie se fera au prix de la trahison des idéaux révolutionnaires. Le peuple (qui ne vote pas encore) s'exprime en termes lucides, dans deux ou trois scènes explicites, sur la réalité de cette nouvelle république.

Dès le début du film (la famille aristocratique, réunie autour de son chef pour un rituel Ave maria, est dérangée par un bruit extérieur) survient le thème de l'intrusion, qui redonne goût à la vie. Ce thème est continué dans le personnage d'Angelica, jeune femme à la lèvre gourmande et avide, et qui éclate d'un rire sonore et indécent à une plaisanterie gaillarde de Tancredi.

Une des vraies vedettes du Guépard, c'est la Sicile elle-même, sa splendeur passée, ses palais et ses paysages sublimes, la violence de son vent et de son soleil, son immobilité. Visconti tourna dans des décors croulants de Palerme et de l'île, dont beaucoup furent remis en état – il avait déjà filmé la Sicile populaire, celle des pêcheurs de Catane, dans La terre tremble (La terra trema, 1948). Son style cinématographique[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III

Classification

Médias

<em>Le Guépard</em>, L. Visconti - crédits :  Titanus/ Pathé Cinéma/ SGC/ Screen Prod/ Photononstop

Le Guépard, L. Visconti

Burt Lancaster dans <it>Le Guépard</it>, de L. Visconti, 1963 - crédits : Keystone/ Moviepix/ Getty Images

Burt Lancaster dans Le Guépard, de L. Visconti, 1963