LE JUGEMENT DERNIER (mise en scène A. Engel)
« Je considère la forme du conte de fées, mélangée à la farce, comme particulièrement indiquée par les temps qui courent, puisque à travers cette forme, on peut dire beaucoup de choses qu'autrement, il serait impossible de dire », écrit Ödön von Horváth en 1935, à l'époque où il rédige Le Jugement dernier. Il est alors interdit de séjour en Allemagne. Ses livres ont été brûlés par les nazis en place publique, et il a quitté Berlin pour se réfugier à Vienne.
Le Jugement dernier (Odéon-Théâtre de l'Europe aux Ateliers Berthier, 2004) a pour cadre un petit village allemand, où règnent convenances et médisances. Le personnage central, Thomas Houdetz (interprété par Jérôme Kircher), est chef de gare ; c'est un fonctionnaire tranquille et consciencieux, accaparé par ses obligations de service, un homme soucieux des convenances et des apparences, un mari humilié par sa femme, qu'il s'obstine pourtant à défendre devant la communauté villageoise. Sa vie bascule le jour où Anna (Julie-Marie Parmentier), fille de l'aubergiste et fiancée au boucher Ferdinand, l'embrasse sur la place de la gare : il actionne le signal quelques minutes trop tard, provoquant une collision où plusieurs personnes trouvent la mort. La femme d'Houdetz (Anne Sée), qui est maladivement jalouse et qui a tout vu, l'accuse d'avoir manqué à son devoir, et il est placé en détention préventive. Mais le témoignage d'Anna en sa faveur lui vaut d'être acquitté. À son retour, il est fêté en héros.
Dans cette première partie, la pièce se présente comme un drame réaliste sur fond d'enquête policière. Par la suite, elle prend la tonalité d'un conte fantastique. Les victimes de la catastrophe viennent hanter Houdetz. Lorsque Anna lui donne rendez-vous la nuit sous le viaduc, il l'embrasse et la tue. Quand il est traqué par le père et le fiancé d'Anna, ceux-là même qui fêtaient son retour, et recherché par la justice, sa femme et son beau-frère consentent à l'aider. Mais les fantômes des victimes l'invitent à le rejoindre au paradis, décrit comme un au-delà paisible et familier. Il est alors tenté de se jeter dans le vide du haut du viaduc. Sur les instances d'Anna, revenue elle aussi d'entre les morts pour l'engager à vivre, il se livre finalement à la justice des hommes. À cet instant, Houdetz croit entendre les trompettes du Jugement dernier.
Dans sa mise en scène, André Engel a choisi de ne pas faire le partage entre ces deux moments de la pièce. Réalisme et féerie sont ici présents dès le début. Le décor renonce aux indications d'Horváth, qui a prévu un changement de lieu pour chacun des sept tableaux : la gare, le talus de l'accident, l'auberge, le viaduc, l'auberge, la droguerie, et de nouveau le talus. Ici, tout se déroule dans un même espace. Le décor de Nicki Rieti représente une grande place devant la gare, avec, côté cour, l'auberge À l'homme sauvage. De grands murs gris, percés au fond de baies et de portes-fenêtres avec, au centre, deux bancs surmontés chacun d'une affiche ferroviaire ; et, devant l'auberge, quelques tables de bar. Un espace imposant, qui écrase les acteurs. Un lieu morne, accablant, plein de non-dits, où, d'emblée, semblent régner des forces obscures. Propices aux regards étrangers, les fenêtres referment l'espace plus qu'elles ne l'ouvrent vers l'extérieur. Éclairé par André Diot, l'ensemble baigne dans le clair-obscur, sauf en de rares instants : ainsi, des faisceaux viennent se projeter sur le visage des morts cernant Houdetz ; à la fin, une lumière blanche et aveuglante, accompagnée de fumigènes dérisoires, surgit d'une porte entrouverte comme un appel du paradis. Cette scénographie casse la réalité. Les personnages viennent rendre compte[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean-Louis BESSON : professeur au département des arts du spectacle à l'université de Paris-Ouest-Nanterre-la Défense, traducteur, dramaturge
Classification