LE LAMBEAU (P. Lançon) Fiche de lecture
Revenir à soi
Quant à sa réclusion forcée, elle fait naître d’autres réflexes. La chambre est un « caisson de décompression » excluant toute violence même verbale. Il rejette les chaînes de télévision en continu : des « moustiques ». On ne trouve guère de réflexions sur les assassins. Lançon s’épargne les commentaires ou, ce qui serait pire encore, les polémiques. Relatant les moments qui précèdent l’attentat et ceux qui lui succèdent, il met en relief ce qu’était l’« esprit Charlie » : « C’était l’air de la farce et de l’irrespect, celui qui mettait chacun en état d’insouciance et d’esprit critique. » Une forme de « dandysme » émerge, qui tient le monde à distance.
L‘espace clos de la chambre réveille un autre temps et fait revenir des visages familiers, comme ceux des grands-mères. L’enfermement rend vie à des endroits aimés : les lacs des Pyrénées et le Nivernais, lieux de son ancrage familial. Référence et plus encore soutien, l’œuvre de Proust ne cesse d’accompagner Philippe Lançon. Et il éprouve sa condition dans la lecture de La Montagne magique de Thomas Mann, histoire d’une réclusion d’abord forcée puis choisie, mais aussi dans celle des Lettres à Milena de Kafka, « miroirs déformants et informants ».
Le Lambeau est également une description aiguë et précise, comme au ralenti, de l’hôpital, « mélange de technicité, de rusticité et de pauvreté ». On ne saurait être plus « patient » qu’en ce lieu, heureusement caractérisé par le dévouement, la générosité et souvent le sens du sacrifice de tout son personnel. Le récit met en lumière la grandeur et la misère de ce service public et, bien que telle ne soit pas l’intention du narrateur, on peut y voir une dimension politique, au sens de ce qui nous unit. Le travail du chirurgien occupe lui aussi une large place et, comme le signifie l’un de ceux qui l’opèrent, « la chirurgie est du grand art et du bricolage incertain : mélange de technique, d’expérience et d’improvisation. »
Être reclus, prisonnier d’un corps qui ne répond plus comme il le faisait, sans qu’on y pense autrement, est une expérience que l’auteur donne à partager. Pas seulement quand il attend la pose du « lambeau » à l’hôpital, mais aussi quand il se remet des diverses interventions aux Invalides. Quelques traits acides à propos de figures passées rappellent que Philippe Lançon fut portraitiste pour Libération. Il dresse ici une galerie émouvante des personnes soignées à la Salpêtrière et aux Invalides. Handicapés, malades en phase terminale, pensionnaires vivent là à demeure : une humanité à l’existence amputée, au futur sinon anéanti, du moins détruit. Des figures presque romanesques émergent, tels M. Laredo ou la petite Ophélie, croisés dans une chambre ou un couloir.
Philippe Lançon n’est pas un patient comme les autres. Dès qu’il le peut, il se remet à écrire et raconte son quotidien dans Charlie Hebdo. Au bout de quelques mois, il rédige des articles sur des expositions consacrées à Velázquez ou Poussin. L’essentiel de son existence, en cette année d’hospitalisation, semble tenir au désir de comprendre qui l’on devient, et à une quête de la beauté. Quête de l’ordre et de la lumière « contre les obscures ténèbres » inspirée de Poussin.
Le Lambeau est un grand récit aux allures d’épopée : on y voit l’auteur narrateur affronter des épreuves, faire un long voyage et en sortir transformé. Traverser un couloir, aidé par Gabriela dont la pratique de la danse l’aide à poser son pas, se promener dans l’hôpital de la Salpêtrière, marcher dans Paris quand il entre en convalescence sont quelques modalités de ce voyage le ramenant chez lui, pour un de ces incertains « retours » qu’il relate dans le dernier chapitre d’un livre qui dépasse le témoignage personnel pour dire notre humaine condition. [...]
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
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