LE MAÎTRE ET MARGUERITE (K. Lupa)
« CRISIS » : le mot est gribouillé, parmi des dessins sauvagement enfantins, sur le mur de la chambre d'asile où l'écrivain Biezdomny est interné depuis qu'un vendredi de Pâques il a vu son collègue Berlioz décapité par un tramway, comme l'avait prédit un étrange professeur allemand, Woland, avec lequel tous deux venaient de discuter de l'existence de Jésus. Dans cette chambre, un autre aliéné raconte son histoire à Biezdomny : c'est le Maître, qui a fui le dévouement de son amante, Marguerite, après avoir brûlé le manuscrit de son roman racontant la confrontation de Ponce-Pilate et du philosophe Joshua Ha-Nozri, à Jérusalem, près de deux mille ans plus tôt.
« CRISIS » : c'est bien un temps de crise que celui de ce Moscou des années 1930, où le diable, sous le nom de Woland, est venu semer – ou plutôt révéler – le chaos. Temps de décomposition des valeurs spirituelles, de manifestation des zones obscures de la conscience et de la société. Naviguant entre la représentation des troubles provoqués à Moscou, l'asile psychiatrique et le récit du Maître, et le Jérusalem de Ponce-Pilate, Ha-Nozri et Judas, le roman de Mikhaïl Boulgakov rassemble un matériau qui condense nombre des interrogations esthétiques et éthiques de Krystian Lupa : notamment la figure du Diable comme cristallisation d'une part immaîtrisée de l'espace mental, la mise à l'épreuve des valeurs éthiques, l'exploration des limites de la conscience, de l'inconscient et de la folie, la confrontation du réel à l'irrationnel.
Quatrième spectacle présenté par le metteur en scène polonais et ses acteurs du Stary Teatr à l'Odéon (transplanté aux ateliers Berthier) – après Les Somnambules (Hermann Broch), Les Frères Karamazov (F. M. Dostoïevski) et Extinction (Thomas Bernhard) –, nouvelle adaptation-fleuve (huit heures), qu'il signe ainsi que la scénographie, d'un grand roman révélateur de la crise européenne de la modernité, Le Maître et Marguerite, créé à Cracovie en 2002, est tout d'abord l'occasion pour le spectateur de retrouver l'univers et l'esthétique de Lupa. Comme dans les spectacles précédents, ce qui fascine est en premier lieu l'intensité quasi feuilletonesque de la traversée d'une œuvre-somme, mais aussi la densité des séquences dramatiques. On assiste à la dilatation d'un univers scénique qui s'impose avec une évidence d'autant plus forte qu'elle repose sur une grande simplicité de moyens : quelques pans de murs usés qui descendent des cintres, quelques meubles (une table de bois, un lit métallique, un poêle...) sur le plateau, dont le centre reste vide, constituent des espaces concrets tout autant que mentaux. S'y déploie un travail d'acteurs incomparable. Qu'ils soient fébriles ou qu'ils pèsent de tout leur poids sur le sol, les personnages semblent terrassés par l'énergie de leur propre rêve : ainsi le Maître (Z. Z. Kaleta), ou Ponce-Pilate (J. Frycz), comme assommé simultanément par une migraine douloureuse et par ses propres doutes ; ainsi ce Diable-Woland (R. Gancarczyck) pensif, presque mélancolique au milieu de l'agitation des démons qui l'accompagnent : Azazello le massif (J. Romanowski), Koroviev le plaisantin aux vêtements à carreaux (l'extraordinaire Piotr Skiba), Béhémoth, démon-chat virevoltant (A. Nawojczyck).
Malgré sa rigueur et ses images fortes, rien de trop net ou de figé dans cette esthétique : au contraire, le chaos grouille derrière l'apparent réalisme, imposant l'onirisme trouble d'un espace-temps condensé mais distendu, soutenu par un environnement sonore inquiétant, rythmé au tambour par Lupa lui-même. Processus absolument dynamique, la succession des séquences s'organise plus selon un principe de superposition que selon une simple[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Christophe TRIAU : professeur en études théâtrales à l'université Paris-Nanterre, unité de recherche HAR - Histoire des arts et des représentations
Classification